Les murailles de feu
miroir de ses yeux me renvoya mon reflet et je ne me reconnus plus.
Un ressentiment, auparavant absent, s’instaura à l’égard de l’ennemi. Ce n’était pas de la haine, c’était le refus de lui accorder un quartier. La sauvagerie régna. Des actes de barbarie jusqu’alors impensables se présentèrent à l’imagination et furent acceptés sans scrupule. L’enfer de la guerre, la puanteur, l’immensité du carnage avaient obnubilé les sens par leur horreur. L’esprit était devenu gourd et fou. En fait, l’imagination se complaisait désormais dans l’horreur et aspirait même à l’amplifier.
Tout le monde savait que la prochaine attaque serait la dernière de la journée. La tombée de la nuit ajournerait le massacre jusqu’au lendemain. Il était également évident que les forces que l’ennemi jetterait dans la bataille seraient les plus émérites, celles qu’il avait réservées pour l’heure où les Hellènes épuisés courraient le plus de risques d’être écrasés par des troupes fraîches. Léonidas n’avait pas dormi depuis quarante heures ; néanmoins, il parcourait les lignes des défenseurs, veillant à assembler chaque unité alliée et l’interpellant séparément.
— Rappelez-vous, frères, c’est le dernier combat qui est tout. Tout ce que nous avons réussi jusqu’ici serait vain si nous ne triomphions pas maintenant, à la fin. Battez-vous comme vous ne vous êtes jamais battus.
Lors des intervalles entre les trois premiers assauts, chaque guerrier s’était empressé de nettoyer son casque et son bouclier, afin d’opposer à l’ennemi leurs surfaces effrayantes d’éclat. Mais, au fur et à mesure que la machine à tuer s’enclenchait, ces soins devenaient négligents, car les reliefs du bouclier s’étaient garnis de débris sinistres de sang, de boue, de sanies, de fragments de chair, de cheveux et de toutes sortes de scories. Les hommes étaient trop fatigués. Dithyrambe, le capitaine thespien, fit de la nécessité une vertu. Il ordonna à ses hommes de cesser d’astiquer leurs boucliers et leurs armures et, au contraire, de les maculer de sang et de débris.
Architecte de métier et aucunement soldat, ce Dithyrambe avait témoigné au cours de la journée d’un si magnifique courage qu’il était acquis d’avance qu’il gagnerait aux acclamations le prix de fortitude. Il ne le cédait qu’à Léonidas en prestige parmi les soldats. Au vu de tout le monde, il commença donc à souiller son propre bouclier, déjà noir de sang et de débris humains. Les Alliés, Thespiens, Tégéates, Mantinéens, s’empressèrent de suivre son peu ragoûtant exemple. Seuls les Spartiates s’en abstinrent, non par répugnance ni préférence, mais simplement en respect de leurs propres règlements de campagne, qui ne toléraient aucun manquement à leur discipline ordinaire.
Dithyrambe donna ensuite l’ordre aux servants de prendre leur place et de cesser de déblayer le terrain des cadavres ennemis. Bien au contraire, il envoya ses propres hommes avec l’ordre d’entasser les cadavres de la manière la plus macabre et la plus effrayante possible, afin de les offrir à la vue de la prochaine vague d’ennemis, dont on entendait déjà les trompettes au tournant du goulet.
— Frères et alliés, mes superbes chiens d’enfer ! déclara-t-il aux soldats en arpentant les lignes, tête nue, la voix portant jusqu’à ceux qui se tenaient sur le Mur et ceux qui se mettaient en formation derrière. La prochaine vague sera la dernière de la journée. Tenez-vous les couilles, les gars ! Votre dernier effort doit surpasser les autres. L’ennemi nous croit épuisés. Il s’imagine qu’il va nous expédier aux enfers sous l’assaut de troupes fraîches et disposes. Ce qu’il ignore est que nous sommes déjà aux enfers, nous en avons passé la frontière il y a des heures.
Il indiqua du geste le goulet et son charnier.
— Nous sommes déjà aux Enfers ! C’est notre foyer !
Des vivats s’élevèrent de la ligne, dominés par des cris obscènes et des rires délirants.
— Rappelez-vous, les gars, reprit Dithyrambe, d’une voix encore plus tonitruante, que cette prochaine vague d’ennemis ne nous a pas encore vus. Voyez ce qu’ils savent déjà. Ils savent seulement que trois de leurs nations les plus vaillantes avaient encore leurs couilles quand elles ont avancé vers nous et qu’elles sont reparties sans elles. Et je vous l’assure, ils
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