Les murailles de feu
nous permit pas d’y pénétrer, mais seulement de la longer par un sentier extérieur et notre hôtesse nous confirma qu’une matrone nommée Diomaque faisait, en effet, partie des novices admises en résidence. À l’heure qu’il était, cette Diomaque vaquait à la cuisine, mais une entrevue de quelques minutes pourrait être consentie par la maîtresse des lieux. Notre hôtesse emmena mon guide pour lui offrir une boisson et une collation.
J’étais seul dans l’arrière-cour quand ma cousine arriva. Ses deux filles, l’une de cinq ans et l’autre d’un ou deux ans de plus, s’accrochaient craintivement à sa robe ; elles refusèrent de s’avancer quand je m’agenouillai et leur tendis la main.
— Pardonne-leur, dit ma cousine, elles ont peur des hommes.
Notre hôtesse les emmena également à l’intérieur et me laissa enfin seul avec Diomaque.
Combien de fois m’étais-je représenté ce moment ! Et, dans ces rêveries, ma cousine était toujours jeune et belle, et nous nous jetions dans les bras l’un de l’autre. Mais rien de tel n’advint. Diomaque recula vers la lampe qui éclairait une extrémité de la cour ; elle était vêtue de noir. Le choc que me causa son aspect me laissa pantois. Le voile une fois rabattu, on lui voyait les cheveux coupés courts. Elle n’avait pas plus de vingt-quatre ans, mais en paraissait largement quarante.
— Est-ce vraiment toi, cousin ? me demanda-t-elle de ce même ton taquin dont elle usait avec moi depuis notre enfance. Tu es donc devenu un homme, comme tu étais impatient de l’être.
Sa désinvolture ne servait qu’à masquer un désespoir qui me poignit. L’image que j’avais si longtemps gardée était celle d’une jeune fille dans la fleur de sa jeunesse, féminine et forte, celle qu’elle avait été quand nous nous étions séparés au carrefour des Trois Coins. Quelles épreuves avait-elle donc traversées au cours des années écoulées ? La vision de ces rues hantées de putains et de matelots grossiers et de la misère qui hantait ces venelles encombrées d’ordures était encore fraîche dans ma mémoire. Je me laissai tomber sur un banc contre un mur, accablé de chagrin et de regrets.
— Je n’aurais jamais dû te quitter, dis-je de tout mon cœur. Tout ce qui est advenu est de ma faute, parce que je n’étais pas près de toi pour te défendre.
Je ne me rappelle pas un mot des échanges qui suivirent. Je me rappelle seulement que ma cousine était près de moi sur le banc. Elle ne m’embrassa pas ; elle me mit seulement la main sur l’épaule avec une mansuétude imprégnée de tendresse.
— Te rappelles-tu ce matin, Xéon, où nous sommes partis pour le marché avec le Boiteux et où tu portais tes œufs de lagopède ? demanda-t-elle avec un sourire triste. Ce jour-là, les dieux ont décidé de nos destins, et nous n’avons pas pu changer leurs cours.
Elle me demanda si je voulais du vin et l’on m’en apporta un bol. Je me rappelai la lettre dont j’étais chargé et je la lui remis. Quand elle en rompit le cachet, il se révéla que la missive n’était pas adressée à son époux, mais bien à elle ; elle la lut donc ; les lignes étaient signées d’Aretê. Quand Diomaque l’eut lue, elle ne me la communiqua pas, mais la glissa dans les plis de sa robe sans dire un mot.
Mes yeux s’étant accoutumés à la lumière de la cour, j’examinai le visage de ma cousine. Sa beauté demeurait, mais elle était altérée, d’une manière qui la rendait grave, voire austère. L’âge que j’avais lu dans ses yeux et qui m’avait surpris et affligé prit pour moi les apparences de la compassion et même de la sagesse. Ses silences possédaient la même profondeur que ceux d’Aretê ; son attitude était plus Spartiate que celle des Spartiates. J’en fus impressionné. Elle ressemblait à la déesse dont elle était la servante, une jeune fille dont les forces infernales s’étaient emparées et qui n’avait enfin retrouvé du répit qu’après avoir conclu un contrat avec ces dieux impitoyables. Ses yeux reflétaient la sagesse féminine, à la fois humaine et inhumaine, personnelle et impersonnelle. Mon cœur fut inondé d’amour. Mais, bien qu’elle fût à portée de ma main, elle paraissait aussi majestueuse qu’une immortelle et presque aussi impossible à étreindre.
— Sens-tu la cité autour de nous ? demanda-t-elle.
On percevait nettement au-delà des murs la foule des
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