Les murailles de feu
vers moi, près du Grand Cirque. Tu connais Aretê. Elle avait eu une explication avec lui. “Tu es aveugle, Iatroclès, avait-elle dit. Ne vois-tu pas que ton frère est épris de moi ? C’est pourquoi il refuse tes invitations. Il a honte de ses sentiments pour la femme de son frère.”
» Mon frère me demanda d’emblée si c’était vrai. Je mentis comme un poissonnier, mais il vit au travers, comme toujours. Il était profondément troublé, c’était indéniable. Il resta absolument immobile, de la façon qu’il avait depuis son enfance quand il réfléchissait à un problème. Elle sera tienne quand j’aurai été tué au combat, déclara-t-il. Cela lui paraissait régler le problème.
» Mais ça ne le réglait pas pour moi. Dans la semaine même, je trouvai une excuse pour quitter la ville, participant à une ambassade au-delà des mers. Je me débrouillai pour rester absent tout l’hiver, et je ne revins que lorsque le régiment Héraklès fut appelé pour la bataille de Pellène. C’est là que mon frère fut tué. Je ne l’appris qu’à la fin des combats, lorsque nous fîmes l’appel. J’avais vingt-quatre ans. Il en avait eu trente et un.
Dienekès devint encore plus grave. Les effets du vin s’étaient dissipés. Il hésita un long moment à poursuivre son récit. Il me dévisagea jusqu’à ce qu’il fût sûr que je l’écoutais avec l’attention et le respect requis, vida son bol et poursuivit.
— J’ai eu le sentiment que j’étais responsable de la mort de mon frère, comme si je l’avais désirée en secret et que les dieux avaient en quelque sorte répondu à ma honteuse prière. Rien de plus pénible ne m’était jamais advenu. J’ai eu aussi le sentiment que je ne pouvais pas continuer à vivre, mais je ne savais pas comment mettre honorablement fin à ma vie. Il me fallait rentrer au foyer, pour mon père, ma mère et les cérémonies funéraires. Je n’approchai jamais Aretê. J’avais l’intention de quitter Lacédémone dès la fin des cérémonies, mais le père d’Aretê vint me voir : ne diras-tu donc pas un seul mot de consolation à ma fille ? Il ignorait tout de mes sentiments pour elle et ne se réclamait que de la courtoisie de mise de la part d’un beau-frère à l’égard de la veuve et du respect de mon devoir de chef de famille, ou kyrios, de veiller à ce qu’Aretê eût un mari convenable. Et il dit que ce mari devait être moi. J’étais le seul frère d’Iatroclès, et les deux familles étaient étroitement liées. Étant donné qu’Aretê n’avait pas encore d’enfant, ceux qu’elle concevrait de moi seraient comme ceux de mon frère.
» Je refusai. Ce brave homme ne se doutait aucunement de mes raisons véritables, il ne voyait pas que je me refusais à la honte de satisfaire mes intérêts égoïstes sur les cendres de mon frère. Il se sentit profondément blessé et insulté. La situation était insupportable, créant souffrance et chagrin de toutes parts, et je ne voyais pas comment en sortir. Un après-midi que je m’entraînais à la lutte, toujours en proie à mes tourments, un brouhaha se produisit à la porte du gymnase. Une femme était entrée dans l’enceinte, alors que toutes les femmes y sont interdites. Des protestations fusèrent. Je quittai le carré d’entraînement, nu comme nous l’étions tous, pour me joindre aux autres et jeter l’intruse dehors.
» Puis je la vis. C’était Aretê.
» Les hommes s’écartaient devant elle comme le blé devant le moissonneur. Elle s’arrêta près des allées, où les boxeurs nus se préparaient à entrer dans leur carré. “Lequel d’entre vous me prendra-t-il pour femme ?”, demanda-t-elle à l’assemblée ébaubie. Elle est encore belle aujourd’hui après quatre grossesses, mais, à dix-neuf ans à peine, c’était une déesse. Ils la désiraient tous, mais ils étaient trop stupéfaits pour émettre un son. “Aucun homme ne me demandera donc ?” Elle vint vers moi. “Alors tu dois me prendre comme femme, Dienekès, ou mon père ne tolérera pas l’affront.” J’étais déchiré, d’une part stupéfait par le culot de cette fille et, de l’autre, profondément ému par son courage et son esprit d’à-propos.
— Et alors ? demandai-je.
— Quel choix avais-je donc ? Je devins son époux.
Dienekès me raconta plusieurs autres exploits de son frère aux Jeux et à la guerre. À tous égards, vitesse, esprit et beauté, courage et
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