Les murailles de feu
l’empire de la peur ou de la colère.
Et je le compris en l’observant tandis qu’il s’occupait de ses hommes, c’était là le rôle des officiers : empêcher qu’à aucun moment du combat, ceux qu’ils commandaient ne fussent possédés. Ils devaient stimuler leur courage s’il défaillait et brider leur fureur quand elle menaçait de les aveugler. Voilà le rôle de Dienekès et la raison pour laquelle il portait le casque distinctif des officiers.
À l’évidence, son héroïsme n’était pas celui d’Achille. Il n’était pas le surhomme qui s’avance impavide dans la mêlée, exterminant ses ennemis par douzaines ; non, il n’était rien qu’un homme qui faisait son travail. Un travail dont l’attribut principal était la retenue et la maîtrise de soi, non pour son propre bénéfice, mais parce qu’il devait prêcher l’exemple. Un travail dont le but pouvait être résumé, comme le matin où il mourut aux Murailles de Feu, d’une simple formule : « Faire l’ordinaire dans des circonstances exceptionnelles. »
Les hommes ramassèrent leurs billets, c’est-à-dire les plaquettes de bois qu’ils s’étaient liées aux poignets avec un brin de roseau, pour l’identification éventuelle de leurs corps après la bataille. Ces billets étaient doubles, en ce sens que les noms y étaient inscrits deux fois, à chaque extrémité de la plaquette ; celle-ci était ensuite cassée en deux ; le combattant s’attachait au poignet la moitié qu’on appelait le « billet du sang » et l’autre, dite le « billet du vin », était jetée dans un panier, en sécurité à l’arrière. L’irrégularité de la cassure garantissait que, même si un nom était devenu indéchiffrable au cours du combat, il suffisait de joindre la moitié de plaquette qui le portait à la moitié correspondante demeurée dans le panier pour identifier le combattant. Quand ils eurent tous récupéré leur « billet de vin », il devint évident que ceux qui demeuraient dans le panier appartenaient à des morts.
L’on procédait donc à l’appel. Ceux qui répondaient ne pouvaient s’empêcher de trembler. Tout au long de la ligne, ils s’assemblaient par deux ou trois et la peur qu’ils avaient réfrénée jusqu’alors s’emparait de leurs cœurs. S’appuyant sur leurs camarades, ils s’agenouillaient, non par révérence, mais parce que leurs jambes leur faisaient défaut. Beaucoup pleuraient, d’autres tremblaient violemment. Personne ne les eût tenus pour des lâches ; l’émotion à laquelle ils s’abandonnaient s’appelait en dorique hesma pbobou, c’est-à-dire qu’ils secouaient leur peur.
Léonidas parcourait les rangs, afin qu’ils pussent tous voir que leur roi était vivant, sain et sauf. Pendant ce temps, ils avalaient avidement leur ration de vin fort, qui ne leur faisait d’ailleurs pas d’effet, et ils buvaient aussi beaucoup d’eau. Quelques-uns tentaient de se recoiffer, comme pour se forcer à retourner à la vie ordinaire. Mais les tremblements de leurs mains ne les y aidaient pas. Les vétérans en riaient ; ils savaient d’expérience qu’il était impossible de réprimer ce tremblement, parce qu’on ne commande pas ses membres ; les autres alors renonçaient à se coiffer et riaient aussi, d’un rire venu des Enfers.
Quand tous les billets eurent été distribués, l’on fit le décompte des morts et de ceux qui étaient trop gravement blessés pour se présenter ; ceux-ci étaient pris en charge par des frères, des amis, des pères, des fils, des amants. Certains retiraient ainsi leur propre billet, puis encore celui d’un autre et même d’un troisième, et ils pleuraient. Beaucoup allaient examiner le panier pour estimer le nombre des morts.
Ce jour-là, ils étaient vingt-huit.
Si Sa Majesté comparait ce nombre aux milliers d’hommes tombés dans les grandes batailles, Elle le trouverait sans doute insignifiant. Mais il apparaissait alors comme un massacre.
Léonidas se présenta aux guerriers assemblés.
— Vous êtes-vous agenouillés ?
Il les passait en revue, non pas comme un monarque qui s’enchante du son de sa propre voix, mais comme un camarade qui parle avec douceur, touchant le coude des uns, donnant à d’autres l’accolade ou les entourant du bras, bref leur parlant d’égal à égal, sans trace de condescendance.
— Chaque homme a-t-il en mains les deux moitiés de son billet ? Vos mains ont-elles suffisamment
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