Les murailles de feu
que moi ? Pour Dekton, j’étais le rustre le plus débile qu’il eût jamais vu.
Il me nomma chef des torcheurs de cul du troupeau.
— Tu crois que je vais risquer le fouet pour avoir présenté au roi une chèvre au cul merdeux ? Allez, au boulot, nettoie-moi ces fions !
Il ne manquait pas une occasion de m’humilier.
— Je t’éduque, petit étron. Ces fions sont ton académie. La leçon d’aujourd’hui est la même qu’hier. En quoi consiste la vie d’un esclave ? En humiliation et en dégradation. Aucun espoir d’en sortir. Dis-moi, mon bel ami qui es né libre, cela te convient-il ?
Je ne lui répondais pas, j’obéissais et il me méprisait encore plus pour cela.
— Tu me détestes, n’est-ce pas ? Tu n’aimerais rien tant que me sauter à la gorge. Qu’est-ce qui t’en empêche ? Essaie !
Il se dressa devant moi un après-midi, alors que je faisais paître les troupeaux sur les pâturages du roi avec d’autres garçons, et me provoqua.
— Ça te travaille, n’est-ce pas ? Tu sais comment tu t’y prendrais, avec cet arc de Thessalie que tu possèdes, si tes maîtres te laissaient t’en approcher. Ou bien avec cette dague que tu caches entre les planches, dans la grange. Mais tu ne me tueras pas. Quelles que soient les humiliations que je t’inflige, aussi bas que je te traîne.
Il ramassa un caillou et, de but en blanc, me le lança dans la poitrine. Le choc faillit me faire tomber. Les autres garçons hilotes s’attroupèrent pour observer la scène.
— Si c’était la peur qui te retenait, je pourrais le comprendre ; ça révélerait au moins un peu de bon sens.
Il ramassa un autre caillou et me l’envoya sur le cou ; je saignai.
— Mais la raison pour laquelle tu ne m’attaques pas est bien plus idiote. Tu ne me feras pas de mal pour la même raison que tu n’en ferais pas à ces minables bêtes puantes.
Et là-dessus, il décocha un coup de pied dans le ventre d’une chèvre et l’envoya bouler en bêlant.
— Parce que ça les offenserait, dit-il en tendant le bras avec dépit vers les terrains de gymnastique, au-delà des champs, où trois pelotons de Spartiates s’entraînaient au maniement de la lance. Tu ne me toucheras pas parce que je suis leur propriété, de même que ces animaux merdeux, n’est-ce pas ?
Mon expression parlait pour moi. Il me lança un regard furieux et méprisant.
— Qu’est-ce qu’ils sont pour toi, abruti ? Ta ville a été dévastée, dit-on. Tu détestes les Argiens et tu penses que ceux-là – et il indiqua les pairs qui s’entraînaient –, les descendants d’Héraklès, sont leurs ennemis. Réveille-toi ! Qu’est-ce que tu crois qu’ils auraient fait, eux, s’ils avaient mis ta cité à sac ? La même chose et pire ! Comme ils l’ont fait à mon pays, la Messénie, et à moi. Regarde-moi. Et regarde-toi. Tu as fui l’esclavage pour descendre plus bas qu’un esclave.
Dekton était le premier être que j’eusse rencontré, homme ou garçon, qui n’avait absolument pas peur des dieux. Il ne les détestait pas comme certains, il ne se moquait pas d’eux comme certains impies d’Athènes ou de Corinthe. Non, il ne croyait pas du tout qu’ils existaient. Il n’y avait pas de dieux et voilà. Cela me frappa de stupeur. Je le gardai à l’œil, attendant qu’il tombât sous un coup du ciel.
Tandis que nous revenions d’Antirhion, Dekton, ou plutôt le Coq, poursuivit la diatribe que j’avais déjà entendue maintes fois. Que les Spartiates me dupaient comme ils dupaient tout le monde. Qu’ils exploitaient leurs serviteurs en leur jetant les miettes de leurs tables ; en accordant à un esclave une minime préférence sur un autre afin d’exciter leurs misérables rivalités et mieux les tenir sous leur coupe.
— Si tu détestes tellement tes maîtres, rétorquai-je, pourquoi est-ce que tu sautais comme une puce durant le combat, tellement tu étais impatient d’y entrer toi-même ?
Mais il y avait une autre raison à la frustration de Dekton. Il avait engrossé sa compagne de grange, comme les hilotes appelaient leur concubine. Il serait bientôt père. Et comment fuir dans ce cas ? Il ne pouvait pas abandonner un enfant au berceau, ni s’enfuir avec une femme et un enfant.
Il avança, tança l’un des bergers qui avait laissé deux chèvres s’écarter et le chargea de leur faire réintégrer le troupeau.
— Regarde-moi, grommela-t-il en revenant à mes côtés, je
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