Les Mystères de Jérusalem
Amérique. Plus tout à fait russes et cependant rien d'autre encore...
Après douze années de survie dans la réalité américaine, la mère dAaron ne connaissait toujours pas deux cents mots d'anglais mais savait faire la différence entre quinze marques de beignets à la confiture. Et, avec l'aide d'un traducteur, elle aurait pu tenir une conférence détaillée à Langley, devant les pontes du FBI, sur les techniques d'extorsions, de menaces, de manipulations, de tortures psychologiques, de soumissions non volontaires et d'assassinats pratiqués par l'Organizatsiya sur les quarante milles émigrants entassés le long de Brighton Beach Avenue, le coeur délabré de la
" Petite Odessa ".
La Honda tourna à gauche devant le New York Aquarium. Aaron regarda une fois de plus l'heure sur le cadran du tableau de bord. E était resté trop longtemps à la bibliothèque et encore trop longtemps chez celle qui serait peut-être un jour sa femme. Sa mère allait s'inquiéter et elle aurait raison. Lui non plus n'aimait pas la laisser seule la nuit. Surtout depuis que les articles du journaliste étaient parus. En vérité, s'ils avaient eu un poil de jugeote, tous les deux, ils seraient déjà à l'autre bout du monde. Sauf que l'autre bout du monde était carrément au-delà de leurs moyens. Même en fauchant pendant un an dans la caisse de la laverie self-service dont sa mère était gérante, ils ne seraient pas allés jusqu'au Mexique! Une réalité difficile à repeindre d'imaginaire, celle-là 1
Aaron appuya sur l'accélérateur pour éviter qu'un feu ne passe au rouge sous son nez. La Honda rebondit sur une plaque
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&égout, craqua puis frémit de toute sa carcasse. Au contraire de Shore Parkway, il y avait encore beaucoup de circulation sur Brighton Beach Avenue. Les loueurs de vidéocassettes étaient ouverts, comme les bars et les restaurants aux devantures affichant des menus en cyrillique. Il lui fallut encore presque dix minutes pour atteindre le petit immeuble miteux de trois étages du 208.
Coup de chance, une place était libre juste devant la laverie, sous les fenêtres de l'appartement. Aaron coupa le moteur sans oublier de le remercier mentalement pour cet effort accompli et de lui souhaiter une bonne nuit.
Il attrapa son sac à dos contenant son ordinateur portable et sortit de la voiture. Il semblait faire encore plus froid et plus humide qu'à Manhattan.
Il verrouilla la Honda. quatre voitures plus loin, la portière d'une Lincoln 92 s'ouvrit. L'homme qui en sortit poussa un nuage de buée devant lui.
Aaron portait en lui la mémoire des siècles et des siècles. Il était le fruit de l'errance et du perpétuel danger. Il avait en horreur la défiance qui serpentait dans son sang et son ‚me, mais il savait que c'était elle qui avait porté la vie jusqu'à lui et avait protégé, parfois, les siens.
Dès que le passager de la Lincoln eut '
le pied sur le trottoir, ce fut comme si une onde électrique frappait sa poitrine. Soudain, il fut au-delà de la peur, tous ses sens en alerte.
D'un coup d'oeil, Aaron s'aperçut que le type avait la tête couverte d'un bonnet de laine. Il ne fallut qu'une microseconde pour que le bizarre contraste entre la luxueuse limousine et le bonnet de laine se transforme en une certitude. Pourtant, Aaron demeura les pieds soudés au trottoir laqué par la brume. Comme S'il refusait encore de comprendre. Comme s'il s'accordait, en un minuscule instant de paralysie, tout le reste d'une vie qu'il n'accomplirait pas. Ce ne fut que lorsqu'il put distinguer l'épaisseur de la moustache blonde de l'homme au bonnet de laine qu'un cri franchit ses lèvres.
Du bras droit, il plaqua son sac contre son ventre, se pencha en avant, pivota et se remit à hurler au moment de bondir. L'homme au bonnet de laine s'immobilisa en écartant les pans de son blouson. Derrière lui, la Lincoln émit un léger feulement avant de s'éloigner mollement du trottoir.
Aaron courut moins de dix mètres. L'homme au bonnet de laine releva le nez d'un .45 dont le silencieux était d'un acier plus clair que celui de la culasse. Il y eut deux toussotements. Aaron gémit avant de toucher le sol.
Son front, en frappant le trottoir, lui fit plus mal que sa poitrine. Il eut le temps d'un sanglot, d'un doute, se demandant s'il se trouverait quelqu'un, désormais, pour entretenir sa mémoire. Puis la nuit devint blanche et le monde silencieux.
L'homme au bonnet de laine laissa retomber le bras en
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