Les noces de fer
fait, rien n’était décidé. Bien qu’il appréciât ses compagnons, il se sentait toujours seul. Après Thierry, Raymond, son sergent, lui faisait défaut. « Comment ai-je pu le laisser à Gratot ? C’est un des meilleurs guerriers que je connaisse ! » Il tourna son regard vers les tours.
— Soit, compagnons… Ton idée, Tinchebraye, est bonne… Sais-tu aussi comment nous pourrons franchir sans dommage cette rivière ?
— En nous montrant déterminés. Ils ont abandonné des poutres, des planches. Portons-en chacun une sur l’épaule… Si les deux vegilles [21] de la première tour qui défend ce pont nous demandent en langue d’oc ce que nous allons faire, vous leur direz que nous partons réparer le trébuchet. S’ils nous parlent en langue d’oïl, je leur répondrai…
Joubert sourit, interrompant Tinchebraye et le courrouçant aussi :
— Et si ce sont des Goddons ? S’ils nous parlent anglais ?
— Nous aboierons tous à la fois, comme des chiens hargneux. Ils croiront que nous sommes natifs de la Grande île !
Derrière son tonneau, indécis mais tenté, Ogier lança un regard au-delà de la rivière. Anglaises et gasconnes, les compagnies de piétons abandonnaient leur bon arroi pour encercler les feux à mangeaille. Quelques moments plus tôt, il avait vu, groupés dans les charpies des fumées, les lueurs des cuirasses, haubergeons de mailles et chapeaux de fer ; maintenant tous ces guerriers s’éparpillaient avec des luisances et bruissements d’insectes dont on vient d’endommager le nid. Les galops eux-mêmes avaient cessé : les chevaliers et écuyers avaient abandonné leurs coursiers aux goujats, le temps sans doute d’aller souper avec Derby. Les cris, frappements de marteaux et maillets s’interrompaient aussi, de sorte que privée de la plupart des remuements et vacarmes, la nuit revivifiée par cette trêve paraissait encore plus effrayante. Combien de temps le plus féal suppôt d’Édouard III sursoierait-il au grand assaut ? Raoul de Cahors était-il près de lui, comme convenu ?… Et si cet alentissement de toutes les actions guerrières en cet endroit de l’enceinte dissimulait ailleurs l’imminence d’une tempête pire que celle qui se préparait ici ? D’une irrésistible tempête…
Immobile, Ogier se sentait au bord du renoncement. Tinchebraye s’en irrita :
— Merdaille de merdaille ! Faut y aller, messire… Profitons des dernières allées et venues. Elles peuvent cesser d’un coup – qui sait ? – et tout mouvement, dès lors, deviendrait suspect… Les Gascons sont passés : nous passerons !
— Cent pas sur notre dextre, il y a un petit tas de merrains, dit Joubert.
— Allons-y.
Bientôt, chacun portant une solive sur l’épaule, ils avancèrent vers le pont.
Après tant de moments d’indécision, cette brèche soudaine dans son angoisse emplissait Ogier d’un fiévreux vertige. Malgré les périls accrus de pas en pas, il respirait mieux, et nulle hésitation ne pouvait résister au vent de cette espérance : ils passeraient !… Ensuite ? Il faudrait à nouveau faire preuve de patience… Si les grands vantaux cédaient au bélier, un torrent d’hommes et d’aciers s’épandrait sous la voûte… À moins qu’il n’y eût derrière une herse. Elle ne pourrait résister aux poussées des assaillants.
À quoi bon, maintenant, se tourmenter pour l’avenir ! Tout paraissait simple : ils allaient passer le pont ; ensuite, à l’affût d’un incident avantageux, ils feindraient d’œuvrer à la réparation du trébuchet.
Si de loin le premier donjon paraissait énorme, de près, sa haute masse de pierre couronnée d’échauguettes empirait, dans les brumes nocturnes, son apparence maléficieuse. Devant l’entrée, les guetteurs appuyés sur la hampe de leur guisarme cessèrent de paroler. Ils portaient la barbute et un corselet de fer. Ogier craignit qu’il n’y en eût d’autres à l’intérieur, mais aucun ne sortit. « Allons, tu ne peux revenir en arrière ! » Il s’engagea sous la voûte.
— Ount anas atal ?
Ogier s’arrêta et se retournant à moitié :
— A bal per adouher aquelo balisto.
Il avait affaire au plus vieux mercenaire ; ce fut cependant l’autre, un jeunet à voix de pucelle, qui se courrouça en tapant le pavé de la hampe de son arme :
— Alaro, affanas bous, que cal que la citad seigo nostra dema mati !
— Va pla [22] ?
Ogier
Weitere Kostenlose Bücher