Les noces de fer
Joubert compatissant.
— Pourvu, messire, que nous puissions entrer !
Encoigné, tête basse, dans la huche, insensible aux chuchotements de ses compagnons, Ogier imagina sa joie s’il parvenait à franchir les murailles, et le plaisir qu’il éprouverait à courir jusqu’aux halles. Il frapperait à la porte des Berland ; Blandine lui ouvrirait, il l’étreindrait… Oui, il l’embrasserait pour la première fois !
— Hé oui, Tinchebraye, pourvu que je la retrouve !
Telle une Vierge de vitrail, la pucelle flamboyait dans sa mémoire, et comme sur une vaste rose où, parfois, les grands moments d’une vie se trouvaient réunis et célébrés en quelques gestes, ceux qu’ils avaient partagés illuminaient son esprit. Leur commun passé, si bref et cependant si lourd d’espérance, lui fournissait, cette nuit, la volonté de vaincre l’adversité. Longtemps, pendant que Tinchebraye et Joubert veillaient à leur sécurité, blotti, frémissant, au fond de la huche, il inversa le sablier du temps pour revoir Blandine, tour à tour admirative et apeurée sur le banc le plus haut de l’échafaud des dames, lors de ces joutes où il avait fait merveille tout en se revanchant sur quelques ennemis. De pures certitudes alors gonflaient son cœur. Elles s’étaient fortifiées pendant cette journée où, passant par Poitiers afin de la rassurer sur son compte et la revoir avant une longue séparation, la jouvencelle lui avait fait promesse de l’attendre. Pour une autre que Blandine, aurait-il ce soir aventuré sa vie et celle de deux compagnons ? Même soldés d’avance, aguerris, pleins d’audace, ne fallait-il pas que Joubert et Tinchebraye fussent fous, eux aussi, pour demeurer à ses côtés ?
— Je vous sais bon gré, les gars, de m’avoir suivi… et vous guerdonnerai [26] en conséquence.
Apparemment indifférent à ce propos, Tinchebraye rampa hors de la huche. Immobile tel un mort, la main devant sa bouche pour étouffer son haleine fumeuse, il avertit :
— Défions-nous : voilà deux compagnies de picquenaires avec devant cinq ou six chevaliers… Ils viennent de traverser le pont.
— Bouge surtout pas ! recommanda Joubert.
Et penché vers Ogier :
— Pourvu qu’ils aillent au diable ! Pourvu qu’ils vident ce maudit lieu !
Les guerriers approchaient, foulant le sol en un bruit feutré comme affermi, au passage, par les froissements et cliquetis de leurs harnois et de leurs armes. Plus que jamais, Ogier apprécia cette caverne de bois en laquelle, sans honte, Joubert claquait des dents.
— La première compagnie s’en va plus loin, chuchota Tinchebraye.
Et la seconde ? L’attente devenait une fièvre, un mal dévorant les oreilles et les entrailles. « Qu’un de ces malandrins se méfie ou s’écarte, ne serait-ce que pour pisser, nous mourrons ! » Mais les piquenaires passaient. Un cheval renâcla. « Ho ! Ho ! » cria un homme. Et les pas s’assourdirent tandis que, de nouveau, les plaintes des mourants envahissaient la nuit.
— Tous s’en sont allés, dit Tinchebraye. Ils contournent leur javeau [27] de blessés… Un peu plus loin, je vois deux grosses tentes que des tuffes [28] entourent de mantelets bien hauts… Sûr que c’est pour des connétables…
— Ou pour des mires et surgiens [29] .
— Peut-être, messire, dit Joubert, n’ont-ils pas l’intention d’assaillir la ville cette nuit…
Puis, sans maîtriser une fureur qui lui fit hausser la voix :
— Comme j’aimerais que quelques-uns de ses saligots reviennent avec un bélier !… Au moins, ces maudits vantaux s’ouvriraient.
— Bien que je veuille entrer, je ne souhaite pas cette malechance aux manants qui sont derrière… En tout cas, il n’y a plus personne autour de nous.
Tinchebraye rampa jusqu’à un tas de pierres par-dessus lequel il leva les yeux.
— Messire, approchez doucement.
Ogier se glissa jusqu’à l’homme d’armes.
— Voyez la tour portière à notre dextre.
Ogier regarda la base de l’édifice, couverte de lierre et luisante de toutes ses sombres écailles. Ensuite, meurtrissant son cou, il vit, révélée par une fine raie d’or vibrant, une archère. Des ombres occultaient parfois cette lueur, dénonçant, à l’intérieur de l’édifice, la présence de combattants. Que faisaient-ils ? Allaient-ils tenir conseil ? Au-dessus, et sans doute en haut d’un escalier d’accès au chemin de ronde, une lumière éclata
Weitere Kostenlose Bücher