Les noces de fer
quelque chose passa… L’admiration. Je dis bien : l’admiration.
Ogier reçut dans ses yeux le regard net, rajeuni de son père. Il se sentit sondé, jugé avec bienveillance en tant que fils, mais déprécié, condamné en tant qu’homme.
— Une admiration subite, réciproque, mon fils. Bien que son frère nous eût mis en défiance contre un mariage hâtif, j’épousai la pucelle et l’amenai céans presque sans la connaître…
— Comme moi… L’as-tu déploré ?
Ogier se souvenait d’un commentaire de Bertine selon lequel la baronne Luciane d’Argouges n’était pas portée sur les vuiseuses [183] . Était-ce de cela que son époux avait regret ? Comme pour détourner son attention, ce guerrier vaincu dans l’essentielle bataille – celle qu’on livre pour le bonheur – désigna la tour dans laquelle Yvon de Kergoet, l’écuyer de Jean de Montfort, avait été ensépulturé quand il était d’un grand danger d’aller du château jusqu’au seuil du cimetière.
— Les hommes, tes hommes ont remis des poutres et refait tout l’escalier…
Ogier se courrouça :
— Droit au bersail [184] père !… Tu as déploré cette passion… ton épouse… Je veux dire…
Pour Aude et pour lui, Luciane avait été un exemple de femme et de mère. Mais était-elle aussi bonne coucheuse ? Elle tenait parfaitement son rang de châtelaine ; les chevaliers se merveillaient de sa beauté ; Godefroy d’Harcourt en était amoureux… Se regimbait-elle au lit comme Blandine ?… Non ! Non ! Blandine ne s’était nullement regimbée ; elle était lasse… Et puis quoi ? Elle n’était pas la femme de Godefroy, mais d’Ogier… Quel singulier entretien que celui-ci, un soir où la famille, enfin, se trouvait au complet !
— Quand je vous ai parlé d’aller quérir Blandine, c’est vous-même…
— … et par un tour que je ne comprends pas, insista le vieillard impassible, ce sont ces femmes-là les plus possessives !
Ogier fut près de remarquer à haute voix que son oncle, un jour, lui avait tenu pareil langage. À quoi bon. D’ailleurs, son père continuait, lâchant enfin son bras :
— Il y a les tisons de l’amour, les grands feux qui dévorent le cœur et tourmentent l’esprit puis, sans qu’on sache pourquoi, les sarments attiédis et les cendres fumeuses… Tu pars à l’ost ? Ton absence ne change rien : à ton retour, c’est l’aridité du cœur et du corps… Mais à quoi bon paroler davantage !
— Père, je suis furieux et… heureux que vous me parliez ainsi… Mais que ne l’avez-vous fait plus tôt !… Vous qui m’avez jadis conseillé pour les armes, que ne m’avez-vous conseillé pour… pour la vie ?
Il comprenait enfin l’appétition mystérieuse que Blandine avait exercée sur lui : contrairement à ses pensées envers les autres filles, le secret de sa sensualité ne l’avait jamais essanné [185] . L’amour qu’il lui vouait touchait à l’adoration pure. Erreur ! Le corps était aussi exigeant que le cœur. Au souvenir de l’empoignade de sa femme, il devait être rassuré : Blandine ne serait pas Luciane d’Argouges. Elle comblerait ses désirs amoureux ; elle lui ferait des appels de tendresse ; elle le tenterait, il la tenterait. Leurs étreintes ne lui donneraient point, comme à Luciane d’Argouges, le sentiment d’être luxurieuse… Dieu lui-même, par l’entremise des clercs, sanctifiait ces ébattements [186] -là ! Ils sauraient s’aimer ; ils y déploieraient une ingéniosité, une absence de scrupules – un art, même ! – sans penser à se damner pour autant. Et peut-être – oui, peut-être –, plus elle serait jalouse, plus Blandine s’offrirait et serait excitée !
— Qui connaît vraiment la vie d’un couple, Ogier, hormis ceux qui le composent ! L’homme n’est pas fait pour être tenu en laisse ; à plus forte raison l’homme de guerre !… Il est quasi désarmé pour gagner ces petites batailles domestiques où la femme se complaît, même si elle y reçoit moult navrures qui, pareilles à celles de son époux, ne cicatriseront jamais… Il faut bien que je te l’avoue : c’est à l’ost que je me sentais moi-même ; c’est à la bataille que je vivais avec plénitude et non pas, crois-moi, parce que mon devoir se réduisait à occire, mais parce qu’il y avait là une amitié commune et qui pouvait aller jusqu’au sacrifice de l’un pour l’autre… Ce que tu
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