Les noces de fer
d’Argouges écoutait, tendait parfois l’oreille et suivait l’envol des mains qui s’appuyaient soit sur l’accoudoir de chêne, soit sur le gobelet comme pour s’y reposer un moment. S’il continuait d’éprouver de l’étonnement devant la beauté de Blandine, son sourire rare exprimait peut-être un doute. Mais à quel sujet ? Il contemplait attentivement le visage de cette jeunette, ses yeux d’ambre, luisants comme deux émaux, ses pommettes roses, ses lèvres retroussées sur des perles ; il écoutait sa voix, inclinant parfois la tête quand elle le regardait et semblait requérir son approbation. Jamais Ogier ne lui avait vu cette contemplation minutieuse et les lueurs des deux chandelles placées sur la table, à proximité du vieillard, n’étaient pour rien dans la brillance de ses yeux. Aude ne s’apercevait de rien, mais Thierry surveillait alternativement ces deux êtres sans qu’on pût deviner ce qu’il éprouvait.
Aude alla trouver les femmes. Bientôt elles se dispersèrent. Elle revint alors près de la cheminée. Ogier fut sensible à son sourire. Davantage qu’elle ne l’imaginait.
— Comment vas-tu, ma sœur ?
— Bien… Nous sommes au manoir de Blainville plus souvent qu’à Gratot… Quand père a besoin de nous, il nous envoie un coulon. Blainville en avait ; Raymond et Marcaillou ont fait un petit colombier en haut de la tour d’Yvon… Il y a même quelques oiseaux qui étaient à Gerbold… Père dort dans ton ancienne chambre. Vous prendrez la sienne, celle de nos parents… Bertine va y faire du feu ; Bertrande, Isaure et Jeannette vont monter un baquet et des seaux d’eau chaude et froide pour sa toilette… Guillemette et Madeleine apporteront des draps et couvertures, et des touailles et serviettes…
Blandine se leva d’un bond, prit Aude par le bras et l’entraîna vers une fenêtre. Elle murmura quelques mots et l’air sérieux, Aude approuva. Ensuite, elles traversèrent la grand-salle et s’arrêtèrent sur le perron. Elles parlèrent avec plus d’aisance et Blandine s’écria que ça pouvait attendre un peu. Mais Aude descendait les marches et s’en allait.
— Que lui as-tu demandé ?
— Choses de femmes, mon époux… Tu pouvais demeurer au-dedans.
Un museau toucha la senestre d’Ogier.
— Voici Saladin… Je t’en ai parlé…
Le grand chien jaune à la queue frétillante passait et repassait devant eux sans prêter trop d’intérêt à Blandine, mais sans toutefois lui montrer du mépris. Il avait dû trouver le temps long, bien qu’il eût dû suivre souvent Thierry et Aude. Quant à Péronne, la femelle qu’il s’était trouvée à Gratot, elle devait dormir aux écuries en compagnie des chiens qu’il lui avait faits.
— Il m’avait accompagné à Chauvigny, mais il demeurait sous la tente quand nous partions dans la cité, Thierry et moi… C’est Raymond, là-bas, et Marcaillou, celui de la Langue d’Oc, qui l’ont ramené à Gratot…
Il s’aperçut que Blandine l’écoutait à peine. Elle regardait les murs devant elle et devait apprécier le sentiment de sécurité qu’ils lui fournissaient. Déjà la nuit s’était entièrement montrée. Des brumes épaisses, exhalées par les eaux, montaient grises et pâles, inlassables, dans les ténèbres où la première chevêche en chasse lançait sa plainte veloutée. Saladin s’était arrêté entre les tombes.
— Il n’est pas prêt de me quitter !… Je ne sais si je te l’ai dit : je l’ai adopté quand je suis arrivé au château de mon oncle… Des écuyers, pour jouer, l’avaient percé de deux sagettes…
Comme c’était loin ! Et c’était vrai, cela aussi, et désolant : Saladin vieillissait.
— Est-ce ta Tancrède qui le baptisa ainsi ? demanda mollement Blandine.
Il perçut dans le ta une intention plus moqueuse qu’inquiète. Il pouvait répliquer : « Ce n’est pas ma Tancrède. » Il s’en garda. Et cependant, en même temps qu’il décidait de s’abstenir, il observait qu’il commettait une erreur ; qu’il eût dû exorciser Blandine de ce fantôme, même si c’était elle et non lui qui l’avait suscité. Il s’était réjoui de sa contenance, une fois entrée dans les murs ; il avait pensé que sentant autour d’elle tant de joie, de tendresse, de confiance et d’admiration, elle deviendrait comme son entourage : gaie, nette, appréciant d’être aimée, donc insensible aux vieilles contingences.
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