Les noces de fer
était venu passer la journée à Gratot, fit part à Ogier d’une nouvelle apprise l’avant-veille :
— J’ai rencontré, à Lessay, Nicolas de Chiffrevast.
— Vous avez, ensemble, combattu les Goddons jusqu’à Caen.
— Je l’ai trouvé plongé dans un courroux terrible. Il venait d’apprendre par un sien cousin échappé de Calais – dont le siège se prolonge – que Philippe s’apprêtait à tout pardonner à Godefroy d’Harcourt.
— Impossible, dit Ogier. Après ce qu’il a fait : tout ce sang répandu non seulement en Cotentin mais aussi partout où il a conduit Édouard III…
Puis, se retournant et cessant de marcher :
— Vous avez l’ouïe fine encore, Père. Approchez et dites-nous ce que vous pensez de cela !
Le vieillard quitta Aude et Blandine auxquelles il donnait le bras pour s’accrocher à son fils et à son gendre :
— Tous est possible… Harcourt aime avant tout la Normandie… Saint-Sauveur lui manquait déjà quand il n’en était qu’à quelques lieues, lors de sa fuite… Qu’il veuille le réintégrer, en trahissant Édouard, cette fois, au profit de Philippe, ne me surprend guère. Il est pareil à une épée à deux tranchants, et nous prouve, si c’était nécessaire, que l’esprit de certains hommes est aussi mouvant que celui des femmes !
— Oh ! s’écria Blandine tandis qu’Aude se taisait.
Saladin se glissa parmi les jambes des serviteurs et des maîtres, et courut vers la jetée au bout de laquelle Péronne l’attendait. Blandine ne s’étonnait plus qu’il assistât, tranquille et assis, à la messe, comme elle ne s’indignait plus qu’il couchât dans sa chambre. Ogier pensa : « Il grossit. L’action lui manque », puis tendit l’oreille car sa sœur, rougissant un peu, ses paumes sur son ventre, annonçait que « ça y était », approuvée par Thierry réjoui autant qu’elle.
— Un enfant ! s’écria Godefroy d’Argouges. Ah ! mes chers petits, quelle joie vous m’offrez là !
Il baisa Aude au front, congratula Thierry à grandes claques sur les épaules comme si tout le mérite de cet enfantement lui revenait. Dépassé par cette joie, Ogier se tourna vers Blandine, redoutant de trouver quelque dépit dans son visage et son maintien. Il n’en fut rien, et tout en baisant Aude aux joues, elle dit :
— Je crois bien…
Puis faisant face aux hommes :
— Je crois bien que moi aussi…
Elle n’ajouta rien, mais tandis que son père la complimentait avec autant de plaisir que pour Aude, Ogier fît un calcul prompt et troublant : elle aurait dû avoir ses « empêchements » entre le 16 et le 21 ; l’on était le 26.
Les serviteurs et les soudoyers présents poussèrent un « Noël » qui réjouit les deux jeunes hommes. Ogier vit Guillemette essuyer une larme et Bertine sourire, imaginant sans doute, l’effrontée, comment s’était passé l’accouplement fructueux. On marcha plus vélocement vers le château, même Godefroy d’Argouges, décidé à fêter cette double bénédiction.
Jamais commencement de repas ne fut plus animé que ce dimanche-là. Jamais Ogier ne vit épouse si exquise. Était-ce l’envie d’enfanter qui l’avait tourmentée depuis sa venue en ces murs ? Assise auprès d’Aude, elle ne tarissait pas de détails sur cette maternité qui commençait à peine. Aude semblait plus réservée, plus secrète, bien qu’elle sourît aussi.
— Si c’est un gars, dit Joubert, quel nom lui donnerez-vous ?
— Ogier, dit Thierry, envoyant un clin d’œil à son beau-frère. Nous en sommes d’accord.
— Et si c’est une fille ?
— Luciane, évidemment, dit Aude en s’adressant à son père.
Godefroy d’Argouges baissa la tête. Un silence entoura cette tristesse inattendue dans une liesse jusqu’alors sans ombre. Les dents serrées, Ogier se détourna du vieillard pour observer Blandine. Sa plaisante félicité s’était amoindrie. Pourquoi, sinon parce que Thierry et Aude l’avaient devancée dans le choix des prénoms, et que sa belle-sœur enfanterait la première.
D’un bout de table, Tinchebraye se pencha :
— Et vous, dame ?… Avez-vous déjà trouvé comment appeler votre gars ou votre fille ?
— Nous n’avons pas encore arrêté notre choix parce que mon époux a appris cela en même temps que vous tous.
C’en était presque offensant, mais Blandine, serrant la main d’Ogier fermement, comme pour le rassurer,
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