Les noces de fer
s’en plaindra… » Il avait trouvé Aude rayonnante, et Thierry, parmi ses soudoyers, ne lui avait pas caché que s’il feignait d’être joyeux devant son épouse, il redoutait que leur bonheur ne fût rompu par une nouvelle guerre.
— Thierry, qui est au mieux avec Nicolas de Chiffrevast, m’a donné quelques noms de capitaines… Il paraît qu’ils sont entrés à Calais par la mer au commencement du siège. Il y a là Jean de Vienne, quelques chevaliers de l’Artois et de la comté de Guines : Arnoul d’Audrehem, Jean de Surice, Baudouin de Bellebrune que nous connaissons, lui et moi, puisqu’il était à Chauvigny ; Enguerrand de Beaulo, le sire de Grigny, Geoffroy de La Motte et Pépin du Wer… Vous le voyez : les Calaisiens ne manquent pas de chefs bien adurés, vaillants aux armes… Jean de Vienne, pour être à l’aise, a fait sortir, sans doute contre leur gré, près de deux mille Calaisiens qui ne pouvaient combattre…
— Bouches inutiles…
— Oui, Père : vieillards, femmes, enfants, malades… Comme Édouard s’est opposé à leur passage et comme Vienne a refusé de les reprendre, ils sont tous morts entre les deux armées…
— Quand cela s’est-il passé ?
— Tout au long du mois dernier [206] .
— Que te dire, mon fils ? Lorsque les Anglais sont arrivés à Calais, il les fallait assaillir. Il importait de les empêcher de bâtir cette cité. Mais Philippe était Dieu sait où ! Il doit être furieux de ce qu’il lui advient, mais tel que je le connais, plutôt que d’épancher sa fureur sur les Goddons, il trouvera bien quelqu’un d’autre !
— Hélas ! vous dites vrai, Père. Au siège de Carentan, deux chevaliers de chez nous que vous connaissez peut-être, Nicole de Gronssi et Roland de Verdun étaient tombés au pouvoir de Philippe le Dépensier, qui ne tint pas – ils sont pauvres – à les envoyer en Angleterre en attendant d’en obtenir rançon… Il paraît qu’il les a fait remettre à Philippe et que celui-ci instruit leur procès [207] , alors qu’un couard notoire tel que Godemar du Fay, dont l’orgueil et l’impéritie sont en partie responsables de notre défaite à Crécy, a recouvré grâce à ses yeux !
— Philippe est un sot comme son père, comme son fils Jean… Je ne sais pas ce que vaut l’autre, le duc d’Orléans, le puîné, mais je crains qu’il ne leur ressemble : un père fol, une mère tantôt molle et tantôt excitée…
Il parut à Ogier que le regard de son père, plongé dans le sien, devenait plus opaque. Il s’en sentit, pourtant, brûlé jusqu’au fond des prunelles et craignit qu’il ne pensât, en refusant de le lui dire : « Quel fils enfantera ton épouse ? Elle te donne plus d’émois et de soucis qu’il ne t’en faudrait ! » Mais déjà le vieillard se penchait pour placer dans l’âtre une souche qui aussitôt grésilla. Venant du dehors, Bertine, poudrée de blanc, lança que « ça glissait ». Elle disparut, laissant entrebâillée la porte de l’escalier menant aux cuisines. Ogier entendit les voix de Bertrande et d’Isaure :
— … elle se languit !
— Elle ne fait rien et rien ne lui plaît ! Une huiseuse [208] pareille, je n’ai jamais vu ça !
— Ce jour d’hui, elle veut avoir bien chaud… Avant le coucher, j’allais chauffer leur lit avec la bassinoire. Elle vient de me dire qu’elle y voulait un moine [209] .
— Crois-tu que son époux ne la réchauffe plus ?
Il y eut des rires, puis les reproches chuchotés de Bertrande, un « Oh ! » effaré d’Isaure, et la porte claqua, violemment rabattue dans son chambranle.
Ogier se tourna vers son père :
— Ce ne sont pas des propos pernicieux… Elles savent au moins, elles, comment disposer de leur temps !
Il rit, dissimulant tant bien que mal son déplaisir. Que l’existence de Blandine apparût comme infiniment vide à toute la gent de Gratot lui semblait une injustice d’assez piètre importance : les commères confondaient à plaisir, semblait-il, son goût de la solitude et son refus d’une oisiveté complète : n’étaient-ils pas allés, à Coutances, quérir ce qu’il fallait pour qu’elle entreprît une tapisserie ? De quelles rêveries s’accompagnaient ces travaux d’aiguille, voilà surtout ce qui le souciait !
Quittant son père, il alla retrouver Blandine dans leur chambre où, à belles dents, un feu y dévorait des bûches de fayard. Elle était assise
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