Les noces de fer
ajouta :
— J’attendais la fin du mois… Or, comme Aude a fait cette… révélation ce jour d’hui, je me suis dit qu’il fallait en profiter.
On murmura, on approuva, mais l’unanimité était loin d’être évidente. Ogier s’était senti rougir : honte et colère. Que dire ? Que faire ? Il fut certain que son épouse chercherait des noms lointains, étranges sinon étrangers à sa famille, et qu’au lieu de se révéler naturelle, cette grossesse deviendrait, du fait qu’elle était sienne, un mystère dont lui-même, bien qu’il l’eût suscitée, n’apprendrait rien.
Il trouva dans la face souriante de Thierry, un regard d’amitié chargé d’une componction qu’il jugea odieuse, et s’étonna de son propre comportement : il n’avait pas ri, il ne s’était pas merveillé à l’annonce de Blandine ! Il eût dû pourtant, plus qu’aucun autre, exprimer son plaisir et montrer son orgueil.
— N’es-tu pas heureux, mon époux ? glissa la voix de feutre à son oreille, si proche qu’une haleine fraîche y coula.
Blandine se penchait, attentive et suave, et comme il levait son regard pour voir il ne savait quoi encore, leurs joues se touchèrent ; il sentit contre sa tempe, les effiloches de la templière et se souvint d’autres froissements tièdes et doux à ses lèvres. Comme tout passait promptement ! Il allait avoir un hoir [203] dans neuf mois… Autrement dit, si tout allait bien, en juillet. Belle saison… Il aurait dû, à l’annonce de cette paternité, serrer Blandine dans ses bras, danser ou la tenir longtemps contre lui sans même qu’il eût à parler. Un feu noir – orgueil et crainte – brûlait entre les cils dorés de son épouse ; elle était en vérité comblée, mais son sourire demeurait étrangement fermé.
Commencèrent alors pour Ogier des jours divers, parfois heureux, parfois décevants ; des nuits d’enivrement qui tenaient du miracle tant elles se faisaient rares. Il semblait qu’enceinte, Blandine fût assurée d’avoir acquis une dignité nouvelle. Il advenait qu’elle se défendît violemment de ses approches comme s’il menaçait sa virginité recouvrée puis, sans qu’apparemment un remords l’y poussât, elle était à la fois femme, épouse, ribaude. Délivrée de sa froideur soudain dissoute – mais pour quelle raison ? – elle redevenait l’autre. De pudique et d’insaisissable, elle cédait aux épanchements. Et c’étaient des baisers, des attouchements, parfois des rires : il tenait dans ses bras une épouse amoureuse. Dès l’aube du lendemain, il arrivait qu’elle refusât de poser sa tête sur son épaule.
Et vint le soir où sans que son corps eût pourtant grossi, elle exigea que « pour faire ça », il convenait de souffler les chandelles, – ce qu’elle fit immédiatement.
— C’est une absurdité, dit-il, de s’aimer au grand jour devant tous…
Là, il se surprit en flagrant délit de mensonge, avala sa salive et sa rage, et continua :
— … et une fois seuls, la nuit venue, de s’accoler dans les ténèbres !… Est-ce parce que tu ne peux plus me voir ?
Il riait mais son cœur lui pesait et son âme blessée s’était désenchantée. Son désir lui parut avili en même temps qu’il se sentait humilié comme jamais encore. Mue par un soudain repentir, Blandine ébaucha un geste d’étreinte. Il la repoussa violemment de son coude, « et tant pis », songea-t-il, « si je l’ai touchée au ventre ! » Il se garda de remuer dès qu’il entendit ses pleurs.
Il avait repris le maniement d’armes auprès des soudoyers heureux de le voir parmi eux. Ils saluaient avec joie l’apparition de Thierry prêt à jouter et behourder dans le grand champ où jadis les Argouges conviaient à leurs fêtes d’armes la noblesse du Cotentin et des châtellenies normandes. Désormais, son beau-frère et lui n’employaient plus des lances taillées à même la haie mais de bons glaives fournis par un menuisier de Saint-Nicolas-de-Coutances et pourvus de rochets provenant d’une forge de Bricqueville et qui employait du fer de Dielette [204] . Les soudoyers s’exerçaient deux à deux, à pied et à cheval, et bien que ce fût une sorte de sacrilège – les hommes de cette condition ne devant tenir ni l’épée ni la lance –, Thierry et lui leur apprenaient à jouter avec l’assentiment de Godefroy d’Argouges.
Entre-temps, il y avait Blandine. Souvent, il l’accompagnait
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