Les noyés du grau de Narbonne: une enquête d'Erwin le Saxon

faire périr Laure qui avait suscité son exécration.
    Pour donner le change, il n'a pas hésité à mettre à mort ma pauvre Laetitia d'une manière diabolique et hor≠
    rible, dans laquelle il est facile pourtant de reconnaître la marque de son esprit dépravé. Puis, se montrant par≠tout dans Narbonne, il a fait exécuter Laure par son jumeau qui, en dépit des apparences, ne lui refuse rien. Léoda a été sacrifiée ensuite pour achever de détourner les soupçons ! Maintenant la vérité éclate aux yeux de tous.
    Foucaud, ton improvisation ne vaut décidément pas une obole, intervint Timothée. Le malheur, pour la prétendue vérité que tu nous proposes, c'est qu'Emmeran était présent à Leucate toute la soirée et toute la nuit pendant lesquelles Laure a été noyée. Trente témoins, nous en avons rencontré quelques-uns, peuvent l'attester puisqu'il a participé avec eux à une beuverie qui s'est prolongée jusqu'à matines.
    Des témoignages, cela se forge.
    Fais bien attention à ce que tu dis ! riposta le Grec qui se reprit aussitôt. qu'importé d'ailleurs ! Au point o˘ tu en es...
    A cet instant, la voix de Harbald se fit entendre, une voix qui surprit par son calme.
    -
    Je sais que tu gardes, en toute circonstance, maî≠
    trise et sang-froid, dit-il en fixant Foucaud, et que tu es habile à improviser des fables, la plus prodigieuse étant celle qui faisait de Laetitia ta fille! Mais si tu n'as pas compris que, cette fois-ci, la comédie est ter≠
    minée, c'est que ton ingéniosité a fini par t'aveugler.
    Les représentants de l'empereur Charles, attentifs et silencieux, en face de nous, ont mené le jeu jusqu'à sa conclusion, sans même que tu t'en sois rendu compte.
    Il fit, du regard, le tour de l'assistance.
    -
    qu'ai-je à perdre désormais? poursuivit-il. Com≠
    ment pourrais-je continuer à vivre de la sorte alors que chacun sait à présent que le démon, après m'avoir mutilé, s'est emparé de mon être?
    Il se tourna vers les missi dominici.
    -
    …coutez-moi, car des aveux sont le seul moyen qui me reste pour échapper à ses griffes et implorer l'indulgence du Ciel !
    Imbécile ! l‚cha l'armateur.
    Ma parole, il est devenu fou à lier, compléta Aymeric.
    Harbald parla longuement, interrompu de temps à

    autre par des apostrophes de Foucaud et du négociant, que Childebrand dut faire cesser. Il rappela les mobiles des meurtres et confirma que la décision de mettre à
    mort les jeunes femmes avait bien été prise lors de l'entrevue de Leucate : les trois époux avaient conçu ensemble le plan qu'ils croyaient infaillible, en permet≠
    tant à chacun d'entre eux de disposer d'une échappa≠
    toire, chacune des victimes étant exécutée par ceux qui, apparemment, n'avaient aucun intérêt à sa dispari≠
    tion,
    -
    Oui, reconnut-il, c'est moi, avec l'aide d'Aymeric...
    -
    C'est faux, abominablement faux ! hurla celui-ci.
    Harbald lui jeta un regard méprisant.
    C'est moi, reprit-il, qui ai accompli, avec ton aide je le répète, le premier de ces crimes. Laetitia nous connaissait, avait confiance en nous... hélas!
    Nous sommes allés à sa rencontre dans les bois de ta propriété, Octavien. Il nous fut facile de la maîtriser...
    Abominables ordures ! jeta celui-ci.
    .... de la réduire à l'immobilité et au silence, de l'emmener, cachée sous la paille, dans une charrette, jusqu'à cette anse aux Cades.
    Il parut hésiter, puis se résolut à poursuivre : Pourquoi l'ai-je mise à mort de cette façon atroce? quand je suis moi-même, comme en ce moment, je n'arrive pas à le comprendre. Mais je sais que, lorsque le Malin s'empare de moi... Ah, Dieu...
    Cesse d'invoquer le Très-Haut, tu n'en as pas le droit! lui lança l'abbé saxon.
    Et pourtant.;
    Harbald essuya la sueur qui coulait sur son visage.
    -
    quand je sens qu'il va me tenir à sa merci...
    quelle horreur ! Il fait alors de moi une créature infer≠
    nale, capable des pires forfaits. Aujourd'hui encore j'entends sa voix mielleuse me susurrer à l'oreille :
    " Cette femelle est comme cette épouse qui t'a rendu impuissant en voulant te noyer dans les eaux troubles de son ventre. Fais-lui subir maintenant le supplice que Laure voulait t'infliger! Immerge-la pour toujours, impuissante à son tour, dans le ventre marécageux de cet étang ! " Peu à peu, il a envahi mon esprit, a substi≠
    tué sa volonté perverse à la mienne... Et je l'ai fait !
    Oui, je l'ai fait ! que le Ciel me vienne en aide