Les Nus et les Morts
pareil. Je mange pas les insectes. »
Wyman versa un peu de terre sur la chenille et l’observa qui se débattait. « Je vois pas que tu te fais de la bile si que te descends un Japonais, dit-il.
– C’est des païens, dit Ridges.
– Excuse-moi, dit Goldstein, mais je ne crois pas que tu aies tout à fait raison. Il y a quelques mois j’ai lu un article qui disait qu’il y a plus de cent mille catholiques au Japon. »
Ridges secoua la tête. « Ben, je voudrais point tuer un de ceux-là, dit-il.
– Mais faudra bien que tu le fais, dit Wyman. Pourquoi que t’admets pas que t’as tort ?
– Le Seigneur me gardera de tuer un chrétien, dit Ridges avec entêtement.
– – Aaaaah.
– C’est ce que je crois >, dit Ridges. Au fait, il était fort troublé. Le tortillement de l’insecte lui rappelait l’aspect qu’avaient pris les corps des Japonais, le lendemain de l’attaque sur la rivière. Ils avaient ressemblé aux bêtes mortes à la ferme de son père. Il s’était dit :. « Ça c’est parce que c’est des païens », mais la déclaration de Goldstein l’avait rendu perplexe. Cela représentait un bien grand nombre, cent mille ; il présumait que c’était au moins la moitié du peuple japonais, et il songeait que parmi ceux qui avaient péri certains devaient avoir été des chrétiens. Il y rumina pendant une minute ou deux, puis comprit. Tout cela était bien simple.
« Te crois qu’un homme il a une âme ? demanda-t-il à Wyman.
– Je sais pas. Une âme c’est quoi, nom de nom ? »
Ridges eut un petit rire. « Crotte, t’es point si malin que te penses. L’âme c’est ce qui s’en va de l’homme après qu’il est mort – c’est ce qui s’en va au ciel. C’est pour ça qu’il est vilain quand te le vois couché dans la rivière. C’est parce qu’il est point ce qu’il a été avant. C’est quelque chose d’important, son âme qui s’en va de lui.
– Qui c’est qui peut le savoir », dit Wyman. Il se sentait philosophe.
La chenille se mourait sous la dernière poignée de terre sous laquelle il l’ensevelissait.
Cette nuit-là, étant de gardé, Wilson siffla son bidon de whisky, Cela raviva un peu son ivresse et lui rendit la bougeotte. Assis sur le rebord de son trou, se déplaçant sans cesse, il regardait avec irritation à travers les fils barbelés. Sa tête roulait de côté et d’autre, et il y avait un arbrisseau à une quinzaine de mètres au-delà des barbelés, et cela l’ennuyait. L’arbrisseau projetait une ombre qui s’allongeait en direction de la jungle, et cela lui dérobait une section du périmètre. Son irritation augmentait à mesure qu’il regardait cette ombre. « Nom de Dieu de buisson, se disait-il. Te penses que te vas cacher un Japonais, pas ? » Il secoua la tête. « Pas de salaud de Japonais qui va me sauter dessus. »
Il sortit du trou et fit quelques pas. Sa démarche était chancelante, et ça l’embêta. Il revint à son trou et se mit à regarder l’arbrisseau. « Qui que t’a dit de pousser ici ? » demanda-t-il. Le vertige s’emparait de lui quand il fermait les yeux, et il se faisait l’impression de mâcher une éponge. « Y a même pas moyen de pioncer un coup avec ce nom de Dieu de buisson », se dit-il. Il soupira, fit aller en arrière et en avant la culasse de sa mitrailleuse, coula un regard le long du canon, visa à la base de l’arbrisseau.
« Je t’a dit de pas pousser ici », grommela-t-il, pressant le chien. La crosse de la mitrailleuse rebondit sauvagement alors qu’il tira une longue rafale. Quand il arrêta de tirer l’arbrisseau était toujours là, et de colère il tira une nouvelle rafale.
Le bruit de la mitrailleuse parut terrifiant aux hommes de la section, qui dormaient a une dizaine de mètres de là. Il les arracha à leur sommeil avec la violence d’une décharge électrique, leur enfonça la tête dans la poussière, puis les jeta à genoux. Ne sachant pas que c’était Wilson qui avait-tiré, ils crurent à une nouvelle attaque japonaise, et le temps de plusieurs secondes de terreur ils titubèrent entre le sommeil et la veille, tandis que toutes sortes de pensées et d’angoisses se succédèrent dans leur esprit.
Goldstein pensa qu’il était de garde et qu’il s’était endormi. « Je ne dormais pas, chuchota-t-il désespérément à plusieurs reprises, j’avais seulement fermé les yeux pour tromper les Japonais, j’étais prêt,
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