Les Nus et les Morts
je crois pas en Dieu.
Tu n’es pas sérieux, Red !
(Sous la couverture, le corps écrasé, aplati, de son père.) Oui, c’est ça, je crois pas en Dieu.
Parfois moi non plus je n’y crois pas, dit Agnès.
Oui, je peux te parler, tu comprends, toi.
Mais tu veux t’en aller.
Vrai. (Il y a l’autre certitude. Le corps d’Agnès est jeune et fort et il connaît le parfum de ses seins pareils à la chair poudrée des bébés, mais toutes les femmes changent ici en bois mort.) Prends ce gars Joe Mackey qu’a fait un gosse à Alice et l’a plaquée, ma propre sœur, mais je te dis que je le blâme pas. Faut que tu comprends ça, Agnès.
Tu es cruel.
Oui, c’est ça. C’est un éloge pour ceux qui ont dix-huit ans.
Bien sûr on peut toujours compter que les puits ferment.
C’est bon pour une semaine ; il y a la chasse au lapin et les jeux à la balle, mais le plaisir s’émousse vite. On passe plus de temps à la maison où, sauf la cuisine, tout est en chambres à coucher. Ses petits frères n’arrêtent pas de faire du bruit et Alice est maussade lorsqu’elle nourrit son bâtard. C’était plus facile quand il travaillait, car il est maintenant tout le temps avec eux.
Je quitte la ville, fait-il à la fin.
Quoi ? Non, au nom du Ciel, non, dit sa mère. Tout à fait comme son père. (Une femme courtaude, ramassée, qui n’a jamais perdu son accent suédois.)
Je peux plus y tenir, je vas y pourrir ma vie. Eric est assez grand pour travailler à la mine si jamais ils rouvrent.
_
Tu pas partir.
C’est pas toi qui m’empêcheras ! crie-t-il. Qu’est-ce qu’on a ici pour sa peine, nom de Dieu ? Un peu de boustifaille ?
Eric bientôt travailler à la mine. Toi prendre femme. Une jolie Swenska.
Il frappe sa tasse contre la soucoupe. Mon œil, me faire ficeler par le mariage. (Agnès. L’idée n’est pas tout à fait déplaisante, mais il la repousse furieusement.) Je m’en vas d’ici, je vas pas gaspiller ma vie derrière une foreuse en attendant que le tunnel me tombe dessus.
Sa sœur arrive à la cuisine. Petit morveux, t’as que dix-huit ans, où c’est que tu parles de t’en aller ?
Te mêle pas, crie-t-il.
Et comment que je m’en mêle, ce me regarde plus que mama. Vous les hommes, tout ce à quoi vous êtes bons c’est de nous fiche dans le pétrin, et ni vu ni connu. Eh bien, te peux pas faire ça ! crie-t-elle.
Non, mais ? T’en fais pas, t’auras toujours quelque chose à bâfrer.
Peut-être que moi aussi je veux m’en aller, peut-être que j’en suis malade à tourner en rond sans qu’y a un homme qui se mariera avec moi.
C’est tes oignons. C’est pas toi qui vas m’arrêter, nom de Dieu.
T’es tout comme ce salaud qui m’a laissé en plan, si y a une chose qui vaut pas cher c’est un homme qu’a pas l’estomac de boire le vin qu’il a tiré.
(Tremblant.) Et si que j’étais Joe Mackey je t’aurais laissée en plan moi aussi. C’est ce qu’il a fait de plus malin de toute sa vie.
Prends parti contre ta sœur.
Nom de Dieu, ça le regarde pas, il a pris tout son plaisir avec toi. (Elle le gifle. Des larmes de colère et de culpabilité lui montent aux yeux. Il les réprime et il regarde sa sœur.)
Sa mère soupire. Alors va. C’est mal quand famille se battre comme animaux. Va.
Et la mine ? (Il se sent faiblir.)
Eric. Elle soupire de nouveau. Mon Dieu, un jour toi apprendre combien tu être mauvais ce soir.
Il faut que m’en vas. On est pris dans un piège ici. (Cette dernière sortie ne le soulage guère.)
En 1931 toutes les grandes vadrouilles finissent dans la jungle aux vagabonds.
Mais l’itinéraire est varié-:
Trains de marchandises qui s’en vont du Montana par le Nebraska dans le Iowa.
Main tendue dans les fermes, moyennant une journée de travail.
La moisson et le travail dans les greniers.
Tas de fumier.
Nuits dans les parcs, arrestation pour vagabondage.
Quand on le laisse sortir de la maison de redressement, il dépense son unique dollar pour un bon repas et un paquet de cigarettes, et la nuit même il s’embarque dans un train de marchandises. La lune peint un éclat d’argent sur les champs de maïs, et il se recroqueville sur la plateforme d’un wagon découvert. Une heure plus tard un autre trimardeur s’embarque dans son wagon. Il a un flacon de whisky ; ils le. vident à deux et finissent les cigarettes de Red. A plat dos sur le plancher du wagon, avec le ciel qui tremble au bruit et aux cahots du
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