Les Nus et les Morts
discrète, parfaitement idiote. Ils le savaient par les livres qu’ils n’avaient jamais lus, par les films qu’ils n’auraient pas dû voir ; un savoir nourri par les larmes de leurs mères, et par l’incroyable et atterrante certitude que pas mal d’entre eux mouraient effectivement quand ils s’en allaient outre-mer. Mais les origines de ce savoir étaient truquées ; en réalité ils ne parvenaient jamais à associer le roman de leur mort prochaine avec la banale opération de piloter un avion, d’atterrir et de végéter dans les camps nus et stagnants qui environnaient les aérodromes de l’armée. Ils avaient cependant découvert que c’était un talisman, ils allaient bientôt mourir, et ils en vantaient si bien la magie que vous finissiez par y croire pour si peu que vous les fréquentiez. Et ils faisaient des choses magiques comme se verser du whisky dans les cheveux les uns les autres, ou mettre le feu aux matelas, ou escamoter le chapeau d’un commerçant respectable, De toutes les fêtes celles-ci étaient peut-être les meilleures, mais Hearn ne se sentait plus d’âge.
« … et du diable si nous n’avons pas découvert qu’elle avait du poil jusque par-dessus le nombril », dit Conn, finissant de raconter une histoire.
Dove rit. « Si Jane savait tout ce que j’ai fait. »
Leur conversation avait fini par le révolter. Je deviens bégueule, se dit-il. Il était écœuré, sans qu’il y eût vraiment de quoi. Il allongea avec lenteur ses membres, se coucha peu à peu, sentant se tendre les muscles de son abdomen. Pendant un instant il eut la tentation d’empoigner Conn et Dove et de cogner leurs têtes l’une contre l’autre. Fort bien, il était un costaud. Il avait trop de ces tentations dernièrement : au mess des officiers, la fois qu’il pensa frapper le général, ou encore maintenant, inconvénient d’être un homme de grande taille. Il souleva la tête, considéra la masse de son corps, pinça le rouleau de graisse qui ceinturait son ventre. Sous le poil qui recouvrait son torse, sa chair était blanche. Encore cinq ans, dix tout au plus, et il se pourrait qu’il doive débourser pour tâter d’une femme. Quand le corps d’un homme massif se met à perdre sa forme, le délabrement ne saurait guère tarder.
Il haussa les épaules. Eh bien, il finirait par ressembler à Conn, que diantre. Il s’enverrait des femmes à tant la séance et il en parlerait, ce qui sans doute était sacrément plus facile que de se débarrasser de celles qui disaient avoir trouvé en lui quelque chose qu’il ne possédait pas, ou qu’il ne tenait pas à leur donner.
Elle regarda les capotes, et elle dit : « Mon commandant – j’étais commandant alors – qu’est-ce qu’ils vont pas inventer la prochaine fois ? Des blanches, des argentées, des en or, bientôt ils y mettront le drapeau américain. » Conn rit, puis envoya un crachat dans le sable.
Pourquoi n’arrêtaient-ils pas ? Hearn se roula sur le ventre, sentant le soleil chauffer son corps jusqu’à la moelle. Il commençait à s’ennuyer d’une femme, et à moins de pagayer quelque deux cents milles jusqu’à la prochaine île où il y avait, disait-on, des femmes indigènes, il devait rester sur son envie.
« Eh, fit-il brusquement à l’adresse de Conn et de Dove, si vous ne pouvez pas faire venir un bordel, peut-être ferons-nous mieux d’arrêter de parler femmes pour un moment ?
– Commence à vous démanger ? demanda Conn avec un sourire.
– C’est cruel », fit Hearn, imitant Dove. Il alluma une cigarette, secouant le paquet pour le vider de son sable.
Dove le regarda, tâta d’un autre thème. « Dites, j’y pensais, Hearn : est-ce que votre père s’appelle William ?
– Oui.
– Nous avions un William Hearn, un Deke, il y a environ vingt-cinq ans de cela. Se pourrait-il qu’il s’agisse de lui ? »
Hearn secoua la tête. « Diable non, mon père ne sait même pas lire ou écrire. Tout ce qu’il sait faire, c’est signer des chèques. »
Ils rirent. « Attendez un moment, dit Conn. Will Hearn, Will Hearh, par Dieu, je le connais, possède des usines dans le Middlewest, Indiana, Illinois, Minnesota ?
– C’est exact.
– Sûr, dit Conn. Will Hearn. Vous lui ressemblez, maintenant que j’y pense. Je l’ai rencontré quand j’avais quitté l’armée, en trente-sept, pour organiser le marché pour le compte d’une ou de deux compagnies. On s’entendait
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