Les Nus et les Morts
que diable. » Il alluma une cigarette, piqua son allumette dans le sable. La carabine de Dalleson se fit entendre de nouveau, et des éclats de voix arrivaient du côté de l’eau où quelques officiers s’ébattaient dans les vagues, peu profondes. « J’ai étudié la question, disait Conn. Une vraie fête ne demande que deux ingrédients, plein à boire et quelques ribaudes de bonne volonté. Prêtes, consentantes, et compétentes. »
Hearn loucha le long du sable. On pouvait sans doute appliquer la formule à quatre genres de fête. Celles dont parlaient les. journaux, colonne des mondanités : sénateurs et les plus importants d’entre les députés, industriels, grands caciques de l’armée, dignitaires étrangers, et même son père y avait mis les pieds une fois – pour s’y sentir misérable à coup sûr. D’ailleurs, tous s’y sentaient misérables. Fleuraison d’une culture capitaliste et industrielle, avec ses formes sociales, son pouvoir de troc et d’échange, ses conversations hautement sophistiquées sur l’air du temps, d’où la vraie joie était bannie. Comme de raison chacun y haïssait chacun, car les uns, qui s’y rendaient pour faire des affaires trouvaient que les lieux ne s’y prêtaient guère, et les autres, qui y venaient en snobs porteurs de présents méprisaient ceux qui détenaient le pouvoir et manquaient de savoir-faire.
Il y avait les fêtes dans les grands hôtels : officiers supérieurs et moindres caciques de l’armée, Légion Américaine – Annexe Washington, gros patrons de la petite industrie avec de jolies usines dans l’Indiana, et les poules de luxe. Un ennui désespérant régnait dans ces réunions, jusqu’à ce que tous fussent ivres, et alors ils s’amusaient follement et s’en retournaient chez eux, à leurs bureaux de Washington et d’Indiana, pleins de nouvelles histoires d’alcôve, et les reins délassés. Parfois, si vous aviez réussi à mettre la main sur quelque député pas trop fier, il s’y laissait entraîner ; vous consommiez alors une affaire par des embrassades d’ours ému, et tandis qu’une poule de luxe hurlait dans votre oreille, – « arrête, chéri, arrête », vous acquériez la certitude sentimentale que chacun était le meilleur gars du monde. Encore que son père ne l’eût jamais mentionné, il allait de soi qu’il avait fréquenté ce genre de fêtes.
Il y avait les fêtes que ses propres amis organisaient, quiètes et longues beuveries sous le signe (l’un ennui essentiel. Tous les intellectuels américains de collège, ceux qui n’étaient pas trop névrosés, avec leurs claires voix logiques, leurs bonnes manières, leur gentillesse, leur tact et leur morne, lucide et misérable intelligence. Ils étaient tous dans les services gouvernementaux mainte nant, ou bien ils portaient épaulettes et remplissaient des emplois secrets, et ils parlaient d’un tel, fils de famille pourtant, disparu au cours de quelque mission d’espion nage, ils analysaient la situation politique, parfois avec espoir, parfois avec tristesse, dans une attitude détachée et impuissante et intrinsèquement supérieure. Ils avaient de l’esprit, ils se passaient des tuyaux sûrs quoique toujours de seconde main, chacun son désespoir sec et racorni, son âme rationnelle soumise à la dessiccation, sa contemplation désenchantée du diable et de la luxure à jamais incompréhensibles. – Anges de William Blake. gris et clairs, planant sur des crottes de cheval.
Et les fêtes de Dove –les mêmes naturellement à San Francisco et à Chicago et à Los Angeles et à New York. Légion Américaine – Annexe Washington, Branche Ca dette. Mais avec quelque chose en plus. Faites-leur crédit. Avec leur éclairage adéquat, avec leurs verres adéquats, ces fêtes étaient parfois tristes et magiques, festonnées de tous les échos de tous les trains qui les y avaient amenés, de toute la prémonition qu’ils avaient de gares, grandes et creuses, qui les attendaient à leur retour, et ils étaient toujours jeunes, pilotes de guerre et enseignes, et de jolies filles en manteaux de fourrure, et toujours une ou deux dactylos du ministère, la-fille-qui-travaille-facile-à-basculer parce que pour quelque raison mystérieuse on pouvait compter sur les femmes des classes inférieures pour copuler avec comme des lapins de garenne. Et tous ils savaient qu’ils allaient bientôt mourir dans une attitude britannique, sentimentale et
Weitere Kostenlose Bücher