Les Nus et les Morts
journal d’Ishimara ? « Document fascinant. » Est-ce que la lecture de ce journal avait réellement touché Dove ? Il haussa les épaules. Il lui était tout aussi impossible de comprendre des Américains comme Dove, que de comprendre les Japonais. Et cependant, au temps où il avait étudié à l’université de Berkeley, sa peinture avait été remarquée, et de nombreux étudiants américains s’étaient montrés amicaux à son endroit. Mais, naturellement, la guerre avait mis tout ça en pièces.
Ishimara, commandant d’infanterie, armée japonaise. C’est ainsi que, se résolvant à l’anonymat, il avait signé son journal.
« Est-ce que vous y avez jeté un coup d’œil ? » avait demandé Dove.
Wakara sourit, regardant le sable. Sa propre traduction se trouvait dans la poche de son uniforme. Pauvre Ishimara, quel qu’il fût. Les Américains avaient pillé le cadavre et quelque sous-off avait rapporté le journal. Non, pensait Wakara, il était lui-même trop américanisé pour vraiment comprendre le genre de choses qui avaient trotté -le crâne d’Ishimara. Est-ce qu’un Américain aurait tenu un journal, pris des notes à l’heure qui précède une attaque ? Ce pauvre bâtard, sot, sot comme tous les Japonais. Il déplia sa traduction, relut un passage.
Le couchant du soleil était rouge ce soir, rouge du sang de nos soldats morts aujourd’hui. Demain mon propre sang s’y mêlera.
Je ne peux pas dormir, je me surprends à pleurer. J’ai songé douloureusement à mon enfance, je me suis souvenu des garçons, mes amis d’école, et des jeux que nous avons joués. Je pense à l’année que j’ai passée avec mes grands-parents dans la préfecture de Clioshi. Je pense, je suis né et je meurs. Je suis né, je vis, et je dois mourir, je suis en train d’y penser cette nuit-ci. Je ne crois pas en l’Empereur, Sa Majesté Très Exaltée, je dois le confesser. Je vais mourir. Je suis né, je suis mort.
Je me demande : – Pourquoi ? Je suis né, je dois mourir.
Pourquoi ? Pourquoi ? Quelle en est la raison ?
Wakara haussa de nouveau les épaules. Un penseur, un poète ; bien des Japonais étaient comme celui-ci. Rien de poétique, cependant, dans leur manière de mourir ; ils mouraient dans un état de déchaînement extatique, de frénésie collective. Naze, naze desu ka ? Ishimara, d’une écriture grosse et tremblante, avait noté : Pourquoi ? Pourquoi est-ce ainsi ? Puis, la nuit de l’attaque japonaise, il était allé se faire tuer sur la rivière. Il était tombé, en criant sans doute, unité dans la masse anonyme prise d’exaltation. Qui donc pouvait comprendre cela pleinement ? se demandait Wakara.
A l’âge de douze ans, quand il avait été là-bas, le Japon lui avait paru le plus beau et le plus merveilleux pays qu’il eût jamais vu. Tout y était si petit ; un pays fait à la mesure d’un garçon de douze ans. Wakara connaissait Choshi, où Ishimara avait passé une année avec ses grands-parents. Sur la péninsule de Choshi, dans un périmètre de deux milles, on pouvait voir de tout. Il y avait là de grandes falaises, hautes de plusieurs centaines de pieds, qui tombaient dans le Pacifique ; il y avait des bosquets en miniature, taillés comme des émeraudes, et aussi parfaits ; il y avait de minuscules villages de pêcheurs, faits de bois gris et de roc ; il y avait des rizières et des contreforts mélancoliques, et les étroites et suffocantes ruelles dans la ville de Choshi avec leurs senteurs de brouailles et de bran, avec leurs docks barbouillés de sang le long des quais à poisson. Rien n’y était mis au rebut. Toute la terre, depuis mille ans, y était fourbie et refourbie.
Il enfonça sa cigarette dans le sable et gratouilla sa fine moustache. Tout y était comme cela. N’importe où que vous alliez, le Japon était toujours beau, d’une beauté irréelle et achevée, semblable à un paysage en miniature dans une exposition. Depuis un millénaire, ou plus peut-être, les Japonais vivaient comme des gardiens râpeux qui surveillent des bijoux de prix. Ils labouraient le sol, y consumaient leur vie, et n’en jouissaient pas. Même alors, à l’âge de douze ans, il avait su que le visage d’une femme japonaise différait de celui d’une femme américaine. Et aujourd’hui, rétrospectivement, il en éprouvait un regret, vague et bizarrement détaché, comme si les femmes japonaises avaient renoncé même au désir de
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