Les Nus et les Morts
regard et, sans ouvrir la bouche, pointa son pouce en direction d’une descente. Hearn poussa la lourde porte de l’écoutille, s’engagea dans un escalier. Un souffle de chaleur l’accueillit, étouffant ; il avait oublié combien insupportable pouvait être l’atmosphère d’un entrepont.
Et, naturellement, cela puait. Il se faisait l’impression d’être un insecte qui rampe dans les entrailles d un che val. « Peste ! » grommela-t-il avec dégoût. Comme d’ordinaire, le bateau sentait la cuisine refroidie – un mélange de graisse et de quelque chose d’aussi nauséabond que du cambouis au fond d’un grilloir. Machinalement, il fit aller son doigt contre la cloison : partout sur le navire les murs exsudaient une pellicule d’huile et d’eau.
Il s’avança prudemment le long du couloir, étroit et mal éclairé, avec son plancher de fer encombré çà et là de paquetages négligemment recouverts de bâches. Il glissa sur une flaque d’huile, faillit tomber. « Nom de Dieu de sale trou », jura-t-il. Il rageait, en proie à une colère démesurée – sans cause apparemment. Il s’arrêta, s’essuya le front avec sa manche, brutalement. « Que diable m’ar-rive-t-il ? »
« Vous autres officiers cadets, est-ce que vous recevez tout le whisky qu’il vous faut ? » avait demandé le général. Quelque chose, à cette question, avait bondi à l’intérieur d’Hearn, mettant ses nerfs à nu. « Qu’a-t-il voulu dire, Cummings ? »
Il reprit sa marche le long du couloir. L’office chargé des magasins se trouvait tout au bout du passage, dans Une cabine de moyenne dimension. L’endroit était encombré d’un assortiment de caisses à claire voie, de bouts de planchettes provenant des boites éventrées, de piles de papier qui débordaient d’une corbeille, d’une large table déglinguée fichée dans un coin.
« Etes-vous Kerrigan ? demanda Hearn à l’officier assis contre la table.
– C’est ça fiston, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » Kerrigan avait un visage amaigri, plutôt cabossé, et une bouche où manquaient plusieurs dents.
Hearn le regarda un instant, sentant sa colère battre en lui. « Foin de cette merde de « fiston ». Il était surpris par sa propre rage.
« Comme vous voudrez, lieutenant. »
Hearn fit un effort pour se contrôler. « J’ai un canot en bas. Voilà un bon pour des provisions que je voudrais avoir. J’aimerais m’en aller d’ici sans prendre trop de votre temps, ni du mien. »
Kerrigan parcourut la liste. « Pour le mess des officiers, hein, lieutenant ? » Il lut à haute voix, cochant les articles à mesure. « Cinq caisses de whisky, un carton d’huile de salade, un carton de mayonnaise – il prononçait myonèse avec un accent amusé – deux caisses de poulets de conserve, une boîte de condiments, une douzaine de
bouteilles de sauce Worcestershire, une douzaine de bouteilles de chilé, une caisse de sauce tomate… » Il leva les yeux. « C’est une liste modeste. Sobre appétit, que le vôtre, le suppose que demain vous dépêcherez une barque pour ramener deux pots de moutarde. » Il barra de son crayon la plupart des articles. « Je peux vous donner le whisky. Pour le reste – nous ne sommes pas une épicerie.
– Si vous y regardez de près, vous verrez que le bon est signé par Horton au nom du général. »
Kerrigan alluma une cigarette. « Quand le général commandera sur ce bateau, je me mettrai en quatre pour lui. » Il regarda Hearn d’un air joyeux. « Un des hommes à Horton, un capitaine ou quelque chose dans ce genre, a emmené hier les provisions pour l’état-major de la division. Nous ne sommes pas traiteurs appointés des mess des officiers, vous savez. Vous aurez à prendre vos approvisionnements en gros, et les détailler chez vous. »
Hearn domina son humeur. « Ceci est un achat. J’ai des fonds pour payer la facture.
, – En tant que marine marchande je ne suis pas obligé de vous vendre quoi que ce soit. Et je suis joliment sûr que je ne vous vendrai rien du tout. Si vous voulez du singe, ça oui je peux vous le donner, et à l’œil encore. Mais pour ces petits extras, je vous suggérerais d’attendre l’arrivée d’un bâtiment de guerre. Ça n’est pas mon affaire de vous vendre de la myonèse. » Il gribouilla quelque chose sur le bon. « Si vous portez ça à la cale numéro deux, vous aurez le whisky. Si je n’étais pas tenu à
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