Les Nus et les Morts
lui assena une claque sur le dos. « Méfiez-vous de papa aujourd’hui.
– – Pourquoi, qu’est-ce qu’il y a ?
– Nous avons reçu la nuit dernière un poulet du corps d’armée. Ils ont dit à Cummings d’avoir à se mettre cul en selle. Jésus ! Il me fera charger à la tête de sa compagnie d’état-major. » Il enleva son cigare de ses lèvres, et l’avança comme une épée.
« Tout ce à quoi vous êtes bon c’est de monter à l’assaut d’une queue devant la roulante.
– – N’est ce pas que c’est vrai. J’ai un emploi de bureaucrate, les pieds plats, genre état-major général de l’armée, je porte des lunettes, je tousse… écoutez. »
Hearn le poussa gaiement. « Voulez-vous une entrevue avec le général ?
– C’est ça, décrochez-moi une planque dans les foyers au front. » Ils pénétrèrent ensemble sous la tente du mess.
Après son petit déjeuner Hearn se présenta devant le général. Assis à son bureau, Cummings étudiait un rapport du corps d’ingénieurs de l’armée de l’air. « L’aérodrome ne sera pas prêt avant deux mois. Ils m’ont fait passer en queue de je ne sais quelles priorités.
– Ça c’est raide, mon général.
– Naturellement, je suis censé gagner cette maudite campagne sans l’appoint de l’air. » Il serra le poing, machinalement, comme s’il ignorait l’identité de celui qui se trouvait devant lui. « Cette division-ci est la seule qui soit en action sans aucun support aérien. » Il s’essuya la bouche, soigneusement, regarda Hearn. « Je pense que le ménage a été bien fait ce matin.
– – Merci, mon général. » Il était contrarié de se sentir sensible au compliment.
Cummings prit une paire de lunettes dans le tiroir de la table, essuya les verres avec lenteur, se les ajusta. C’était une des rares fois où Hearn le voyait chaussant ses lunettes, et cela le vieillissait en quelque sorte. Il les ôta au bout d’un moment et, les gardant à la main :
« Vous autres officiers cadets, est-ce que vous avez tout le whisky qu’il vous faut ?
– Certainement, oui, je pense que oui.
– Hum m », fit Cummings, joignant ses mains.
« Qu’est-ce que cela voulait bien dire ? » se demanda Hearn. « Pourquoi cette question ? » dit-il.
Mais le général ne lui répondit pas. « Je m’en vais ce matin au deuxième bataillon. Voulez-vous dire à Richman de tenir la jeep prête dans une dizaine de minutes ?
– Dois-je vous accompagner, mon général ?
– Eh non. Voyez Horton. Je veux que vous alliez à la plage et rameniez quelques provisions supplémentaires pour le mess des officiers.
– Oui, mon général. » Un peu surpris, Hearn se rendit au parc automobile pour transmettre l’ordre à Richman, le chauffeur du général, puis il se présenta devant le commandant Horton lequel lui remit une liste de provisions à acheter à bord d’un bateau Liberty, ancré au large.
Ayant réquisitionné une camionnette et trois hommes de corvée, il prit la route de la plage. La matinée était déjà chaude. Masqué par un ciel couvert, le soleil se réfractait dans la jungle et torréfiait l’air humide. L’écho d’une canonnade réverbérait parfois jusque sur la route, lourd et ouaté comme un bruit d’orage une nuit d’été. Quand ils eurent atteint l’extrémité de la péninsule, Hearn était en nage.
Au bout de quelques minutes d’attente il put réquisitionner un canot d’atterrissage, et ils débordèrent en direction des cargos ancrés au loin. A un mille ou deux au large, vue depuis les eaux opaques et stagnantes de la mer, Anopopéi disparaissait presque entièrement dans la brume, et le soleil, d’un jaune sale, ouvrait une brèche incandescente dans la voûte inerte des nuages. Même en mer la chaleur était extrême.
Le moteur coupé, le canot se porta contre le mur du bâtiment. Hearn se saisit de l’échelle de corde et grimpa à bord. Appuyés sur la lisse, plusieurs matelots le regardaient vomir, et l’expression d’absence qui se lisait sur leurs visages, critique et un peu hautaine, l’irrita. Il jeta un coup d’œil entre les barres de traverse de l’échelle, vit son canot qui s’accommodait sous le mât de charge, à l’avant du navire. Le petit effort de grimper à bord l’avait couvert de sueur.
« Qui est en charge des magasins ? » demanda-t-il à l’un des matelots accoudés sur la lisse.
Le matelot lui décocha un
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