Les Nus et les Morts
au milieu de l’échelle. Accoudés sur la lisse, des matelots se mirent à rire en le voyant reprendre sa grimpée. « A bientôt, Kerrigan ! » cria Hearn. Il était joyeux. « Crénom, timonier, dit-il à l’homme de barre, c’était bien le moment de nous flanquer dans le pétrin avec ce maudit moteur, » L’embarcation se soulevait avec régularité en coupant les vagues de traverse. « Je regrette, mon lieutenant, fit l’homme de barre.
– Ça va. » Il se sentait relâché, extrêmement relâché par comparaison avec son état de tension pendant le chargement. Il nota avec surprise à quel point ses vêtements étaient trempés. Une poussière d’eau débordait la rampe devant et Hearn s’y porta, se laissant arroser par l’embrun. Au-dessus de lui le soleil forçait les nuages qui se repliaient sur eux-mêmes comme* des feuilles de papier au contact d’une flamme. Une fois de plus il se tamponna le front. Le col de sa chemise lui faisait l’impression d’une corde imbibée d’eau et passée à son cou.
« Bon, douze livres n’est pas mal du tout, pensa-t-il en souriant. Kerrigan se serait fait payer au moins quinze livres pour ces commissions, sinon vingt. » Ce Kerrigan s’était montré un âne, et le général aussi était un âne. Cummings espérait qu’il ramènerait tout juste le whisky. Evidemment. La veille, Horton, parlant d’un certain commissaire de bord, avait dit : « Ce fils de garce refuse de donner le moindre coup de main. » Et ce commissaire de bord était Kerrigan.
Le général l’avait envoyé chercher ces petits extras pour le mess alors que, de toute évidence, c’était l’affaire de l’un des officiers de la section d’Horton. Mais il fallait croire qu’il avait pressenti les motifs du général, car sinon pourquoi aurait il piqué une rage aux insolences de Kerri-an et pris la peine de graisser la patte au matelot ? Ainsi, one, le général affectait bel et bien son comportement. Il s’assit sur la bâche qui recouvrait les provisions, ôta sa chemise, s’essuya le torse, puis, gardant sa chemise à la main, il alluma une cigarette.
Après l’atterrissage, il fit transporter les provisions sur la camionnette et s’en retourna au bivouac avec ses hommes. Il y arriva avant midi, se rendit à la tente du général pour lui faire son rapport, savourant l’idée de le décevoir – mais le général n’y était pas. Hearn s’assit sur une cantine, examinant la tente avec déplaisir. Rien n’y était changé depuis que, le matin, Clellan y avait travaillé, et dans le soleil qui filtrait à travers les rabats tout sous la tente était rectangulaire, inaccueillant, carré, sans le moindre signe d’une présence humaine. Le plancher était immaculé, la table nette, la couchette nettement bordée. Hearn soupira, sentant une vague inquiétude remuer en lui. – Depuis cette nuit particulière.
Le général lui serrait la vis. Ce qu’il lui faisait faire pouvait être accompli assez facilement. Il se rendit compte que, d’une certaine façon, Cummings le connaissait mieux qu’il ne se connaissait lui-même. Les tâches qu’il lui confiait, il les exécutait alors même qu’il lui fallait agir en salaud, mais chaque fois qu’il avait agi en salaud il lui devenait un peu plus facile de recommencer. Assez original. Cette affaire avec Kerrigan prenait encore un autre aspect. Quand on y regardait froidement, cela revenait à suborner un homme, à passer en fraude des provisions, et à suer dans son pantalon en attendant que tout soit fini. D’un autre point de vue, ceci était le genre de combine où son père se serait trouvé à l’aise. « Tout homme a son prix, il y a plus d’un moyen pour dépouiller un lièvre. » Oh ! il y avait bien des platitudes pour y parer, mais le général était en train de lui montrer qu’il n’était même pas supérieur à des platitudes. Tout cela n’était qu’une répétition à variantes de cette affaire de foyer pour officiers.
« Vous oubliez, Robert, qu’il y a ce qu’on appelle les dispenses papales. » Parfait, adieu les dispenses. Il n’était qu’un sous-lieutenant pris dans le compresseur, pas plus capable qu’aucun autre officier de la division de se main tenir dans sa propre trajectoire avec un peu de dignité, un peu de réserve. Si cela devait continuer longtemps, ses réactions deviendraient automatiques, inspirées par la crainte. De façon ou d’autre, on ne gagnait
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