Les Nus et les Morts
commençait d’avoir peur. Une nouvelle attaque, dont il avait confié la préparation au commandant Dalleson, fut retardée à plusieurs reprises. De bonnes et superficielles raisons furent invoquées chaque fois – des bateaux Liberty avec un gros arrivage de ravitaillement étaient attendus d’un jour à l’autre, ou bien il croyait plus prudent de capturer d’abord quelque bout de terrain insignifiant, de crainte qu’il ne mît un sérieux obstacle à son attaque. Mais, au fond, il avait peur qu’un nouvel échec ne lui fût fatal. Il s’était trop engagé avec sa première offensive, et si celle-ci s’effondrait, des semaines sinon des mois s’écouleraient avant qu’un troisième grand assaut pût être mis à pied d’œuvre. Et, à ce moment-là, on lui aurait retiré son commandement.
Son esprit devint dangereusement las, et, depuis quelque temps, il souffrait d’une pénible diarrhée. Dans son effort d’arrêter le mal il soumit le mess des officiers aux plus rigides inspections ; mais, malgré de minutieuses mesures de propreté, sa diarrhée continua. Il avait les plus grandes difficultés à masquer ses ennuis sous le couvert ae cent détails insignifiants qui affectaient tout son être. Les chaudes et humides journées se succédaient ; les officiers échangeaient des coups de bec, se laissaient aller à des querelles mesquines, maudissaient la canicule et les pluies incessantes. Rien ne paraissait bouger dans les espaces stagnants de la jungle, et dans cette atmosphère de croupissements personne ne s’attendait à ce que rien y bougeât jamais. La division, insensiblement et inévitablement, s’en allait à vau-l’eau, et Cummings se sentait impuissant à y remédier.
Hearn souffrit directement des conséquences de la situation. Privé de son troublant et fascinant commerce avec le général, il vit ses fonctions se réduire très vite à une pénible et humiliante routine. Un changement s’était produit dans leurs relations, sans à-coups d’ailleurs, qui le laissa dans une position ostensiblement subalterne. Le général ne lui faisait plus ses confidences, il ne le sermonnait plus, et le service d’Hearn, pris jusque-là à la légère de part et d’autre, devint accaparant et tracassier. Avec la campagne qui s’enlisait de jour en jour Cummings se faisait plus strict quant à la discipline dans sa compagnie d’état-major, et Hearn en payait les frais. Tous les malins Cummings se faisait un devoir d’inspecter sa tente, et il manquait rarement de critiquer la façon dont Hearn surveillait la tâche de l’ordonnance. Ce n’était jamais qu’un blâme léger, dit d’une voix cauteleuse qui s’accompagnait d’un regard oblique, mais cela n’en devint pas moins embêtant en fin de compte, et harassant.
Puis il y eut d’autres échanges, saugrenus ceux-ci, ne rimant à rien, et qui finirent par prendre un caractère exaspérant à la longue. Une fois, presque deux semaines après leur dernière conversation lors de la partie d’échecs, le général, l’ayant gratifié pendant plusieurs secondes de son regard absent, lui dit : « Hearn, je pense que j’aimerais avoir des fleurs fraîches tous les matins.
– Des fleurs fraîches, mon général ?
Le général esquissa son sourire moqueur. « Mais oui, il me semble que ce n’est pas ça qui manque, dans la jungle. Imaginons que vous disiez à Clellan d’en cueillir tous les matins. Mon Dieu* lieutenant, c’est une affaire bien simple. »
Une affaire bien simple, mais qui ajouta aux tiraillements entre Clellan et lui –chose qu’il détestait. Bien qu’il en eût, il apportait une plus grande attention à la manière dont Clellan faisait la tente du général, et entre l’ordonnance et lui-même les choses prirent l’aspect d’un duel humiliant. Il découvrit, à sa surprise, que le général le rendait vulnérable : l’entretien de la tente commençait de le préoccuper. Dorénavant, tous les matins, carrant ses épaules de déplaisir, il abordait la tente du général pour y continuer sa vendetta avec Clellan.
C’était Clellan qui avait commencé. Un grand et maigre méridional, doué d’un aplomb imperturbable et d’un talent à ne jamais douter de lui-même, il avait ressenti dès le commencement la moindre suggestion que Hearn pût lui faire. Celui-ci l’ignora d’abord, un rien amusé par le souci de propriétaire que Clellan apportait à sa tâche, mais il se rendit compte qu’il
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