Les Nus et les Morts
vie ? » Il soupira. « Comme dit polack, la seule chose à faire c’est de se trouver une combine. » Il éprouva un plaisir vindicatif à cette idée, et il s’imagina en prison, un meurtrier, tandis que des larmes de pitié emplissaient ses yeux. Il se retourna de nouveau, avec nervosité. « Faut que je me tire de là. Combien de temps qu’ils vont me tenir ici sans même me regarder ou s’occuper de moi ? Faut qu’ils me sortent d’ici en vitesse ou je perds réellement la boule. » La stupidité de l’armée l’amusait. « Vont perdre un soldat de la manière qu’ils s’y prennent, simplement parce qu’ils s’en occupent pas. »
Il s’endormit, se réveilla au milieu de la nuit dans un bruit de voix : les infirmiers aménageaient des blessés sous la tente. Çà et là le contour rougeâtre d’une main lui apparaissait, dont le squelette se dessinait en transparence sur le foyer d’une torche électrique, et une ou deux fois un faible rayon de lumière avait mis une ombre étrange dans la face d’un malade. « Qu’est-ce qui se passe ? » se demandait-il. Un des blessés poussait des gémissements, et le son de cette plainte lui donna la chair de poule. Le médecin arriva, échangea quelques mots avec l’un des infirmiers. « Veillez au drain de ce thoracique et donnez-lui un hypo, double dose s’il s’agite trop.
– Oui, monsieur le major. »
« Y a que ça qu’ils connaissent, pensa Minetta, hypo, hypo, à ce compte-là moi aussi je pourrais être un scieur d os. » Il observait là scène, les yeux clos à demi, écoutant attentivement la conversation des deux blessés à la tête enveloppée de bandages. C’était la première fois qu’il les entendait parler. « Hé ! infirmier, demanda l’un d’eux, qu’est-ce qui se passe ? »
L’infirmier s’approcha d’eux et leur parla un court moment. « Paraît qu’y a eu des tas de patrouilles aujourd’hui, et ces gars arrivent à l’instant du Bataillon Aid.
– Tu sais pas si la compagnie E était dans le coup ?
– Demande au général, dit l’infirmier.
– Je suis content que j’y ai pas été, grommela un des blessés.
– Pauvre petit oiseau », dit l’infirmier.
Minetta se retourna dans son lit. « Tu parles d’un réveil », pensa-t-il. Quelqu’un pleurait à l’une des extrémités de la tente, faisant entendre de gros et épais sanglots qui semblaient sortir en se tordant de sa gorge. Minetta ferma les yeux. « Quelle taule », pensa-t-il avec dégoût. Sa contrariété dissimulait une frayeur excessive. Il se rendit compte tout à coup que la jungle haletait à la lisière de la tente, et il éprouva les terreurs d’un enfant qui se réveille dans le noir. « Jésus », marmonna-t-il. Le seul effort qu’il eut à faire en deux jours et demi ayant consisté à se baisser pour prendre son pot de chambre et à manger ses repas qu’on lui apportait au lit, son inactivité presque totale l’avait rendu extrêmement agité. « Je peux plus supporter ça », se disait-il. Les pleurs du blessé devenaient des cris d’une telle terreur que, grinçant des dents, Minetta tira la couverture sur ses oreilles. « Nyyyy-youou- ououououou, Nyyyyyyy-youououououourr », gémissait le blessé, imitant le bruit d’un mortier. « Mon Dieu, il faut que vous me sauviez, il faut que vous me sauviez ! » hurla-t-il.
Il y eut un long et profond silence sous la tente noire, puis finalement quelqu’un grogna : « Un autre loufoque.
– Pourquoi diable qu’on nous a fourrés dans la section pour loufoques ? »
Minetta frémit. « Ce lunatique il peut me tuer pendant que je dors. » Une pulsation s’empara de sa cuisse, presque guérie pourtant. « Faut que je reste éveillé. » Il remuait sur sa couchette, inquiet, prêtant l’oreille à la vie animale dans la jungle, contre la tente. Des coups de feu se firent entendre au loin, et de nouveau il se mit à frissonner. « Je perdrai la boule d’ici le matin », pensa-t-il tout en se mettant à pouffer. Il sentait un vide dans son estomac, comme s’il avait faim. « Pourquoi que je me suis fourré là-dedans ? » se demandait-il.
Un des blessés nouvellement hospitalisés se mit à pousser des gémissements qui bientôt finirent par se résorber en une toux mêlée de borborygmes. « Ce gars-là paraît mal en point », songea Minetta. La Mort. Elle lui sembla, dans le moment, presque tangible. Il eut peur de
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