Les Nus et les Morts
Il tremblait de rage. « Ces nom de Dieu de salauds d’officiers, se disait-il. Sont tous les mêmes. » II buta dans une racine et, de colère, il piétina le sol. « Attends seulement que je lui mette la main dessus après la guerre. Je lui montrerai, à ce fils de pute. » Iltteignit la route qui passait à la lisière de l’hôpital et, en attendant l’arrivée d’un camion en provenance de la plage, il cracha à une ou deux reprises. « Cet imbécile de bâtard était probablement incapable de gagner sa vie avant la guerre. Une espèce de docteur. Un accès de honte le saisit. « Je suis furieux à chialer », pensa-t-il.
Au bout de quelques minutes un camion arriva et s’arrêta en grinçant. Minetta grimpa à l’arrière, s’assit sur un chargement de munitions pour petites armes, et se reprit à rager. « Un gars se fait amocher, et comment qu’ils te le traitent ? Comme un chien. Ils se foutent pas mal de nous autres. Je demande moi-même à me faire renvoyer, et il me traite comme si j’étais un criminel. Eh, qu’ils aillent se faire foutre, c’est tous une bande de bâtards. » Il repoussa son casque sur sa nuque. « Je veux être pendu si je recommence. Je compte plus sur personne. S’ils veulent me traiter comme ça, bon, très bien ! » Cette idée le soulagea. « Très bien alors », se répéta-t-il. _ Il regarda la jungle touffue qui filait des deux côtés du camion. Très bien. Il alluma une cigarette. « Très bien. »
Red vit Minetta au rata du midi, quand la section rentra du chantier sur la route. Après avoir piétiné dans la queue, il alla s’asseoir auprès de Minetta et posa sa gamelle sur le soi. Poussant un grognement, il s’appuya du dos contre un arbre. « T’es rentré, hein ? dit-il, lui faisant un signe de tète.
– Oui, ce matin.
– Ils font gardé bien longtemps pour une écorchure, dit Red.
– Oui. » Il resta silencieux un moment, puis ajouta : « Bien, tu sais comment c’est ; pas commode d’entrer, pas commode de sortir. » Il avala une bouchée de saucisse viennoise. « Je me la suis coulée douce là-bas. »
S’aidant de sa cuiller Red arrosa la purée de pommes de terre déshydratées et les haricots verts de conserve. Cette cuiller était son unique couvert ; plusieurs mois plus tôt il avait jeté son couteau et sa fourchette. « Ils t’ont bien traité, hein ? » Il s’en voulait de sa curiosité.
« Fichtrement bien », dit Minetta. Il avala une gorgée de café. « Je me suis engueulé avec un toubib là-bas, le fils de pute. J’ai perdu mon sang-froid et j’y ai dit d’aller se faire voir, alors il m’a flanqué de corvée, mais à part ça tout a été très bien.
– Voui », dit Red. Ils continuèrent de manger en silence.
Red se sentait mal en point. Depuis des semaines son mal de reins allait s’aggravant, et ce matin-là, sur la route, en soulevant une pioche, il fit un si grand effort qu’il s’éreinta. Une violente douleur l’avait saisi au moment où il brandissait l’outil. Les mâchoires serrées, les doigts tremblants, il dut bientôt abandonner le travail, et de toute la matinée son dos n’avait pas cessé de palpiter Quand les camions furent arrivés, il éprouva une grande difficulté à s’y hisser. « Tu te fais vieux, avait gazouillé Wyman.
– Voui. » Les cahots du camion avaient aggravé ses souffrances, mais il s’était tu. L’artillerie tirait sans arrêt, et les hommes parlaient d’une prochaine attaque. « Ils vont nous envoyer de nouveau au feu, avait-il pensé ; je ferai bien de me faire retaper. » Pendant un bref moment il s’imagina à l’hôpital, mais il en repoussa l’idée avec dégoût. « J’ai jamais pris la poudre d’escampette, et c’est pas maintenant que je commencerai. » Il n’en continuait pas moins à regarder avec inquiétude par dessus son épaule. « C’est pas encore cette semaine que je crèverai », s’était-il dit.
« Alors, comme ça, ils vous traitent plutôt bien ? » demanda-t-il de nouveau à Minetta.
Minetta reposa son café, regardant Red d’un œil attentif. « Oui, plutôt bien. »
Red alluma une cigarette puis se hissa gauchement sur ses jambes. Tout en rinçant sa gamelle dans un bidon d’eau chaude, il se demandait s’il allait se faire porter malade. Pour quelque raison indécise, cela lui semblait honteux.
Il transigea finalement en allant trouver Wilson. « Ecoute, vieux, je
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