Les Nus et les Morts
d’un marchand de chiens. Il y a quelque chose de bizarre, d’irréel, à se rendre compte que la masse est faite d’individus.
Le soldat tombe, frissonne dans la boue, et Cummings ajuste ses jumelles sur un autre objectif.
Ils arrivent dans les tranchées allemandes, crie quelqu’un.
Il regarde hâtivement, aperçoit quelques hommes qui s’élancent par-dessus le parapet, leur baïonnette en avant, comme des sauteurs à la perche à l’instant d’atteindre la barre. Leur allure paraît si peu pressée, si rares sont ceux qui les suivent, qu’il en est tout perplexe. Où sont les autres ? est-il sur le point de dire, quand le commandant pousse un cri : Ils l’ont prise, les braves gars, ils l’ont prise.
Les obus allemands se mettent à tomber sur les positions fraîchement acquises, et des colonnes d’hommes s’avancent avec lenteur dans l’obscurité qui recouvre le champ redevenu quiet, contournent leurs morts, descendent dans les tranchées allemandes. Il fait presque noir, et à l’est, où une maison brûle, le ciel a pris un éclat rosâtre. On ne voit plus avec les jumelles el il les range, regardant la plaine avec un étonnement silencieux,’l’ont s’y présente sous un aspect rudimentaire, inhabituel, comme on s’imaginerait la surface de la lune. L’eau luit dans les cratères, avec de longs glissements d’ombre ridée qui marquent la chute d’un homme.
Que pensez-vous de ça ? dit le colonel en le poussant du coude.
Oh ! c’était… Mais les mots lui manquent. Ça a été trop immense, trop écrasant. Les batailles longuement et sèchement décrites dans les manuels revivent el s’ordonnent dans son esprit, mais il ne peut penser qu’à l’homme qui a donné l’ordre d’attaquer -– un homme qui l’émerveille. Quel… courage. Quelle responsabilité. (Faute d’un mot plus riche, il se rabat sur l’expression militaire.)
Il y a tous ces hommes, et il y a eu quelqu’un au-dessus d’eux, quelqu’un pour les commander, pour changer peut-être à jamais la texture de leur vie. Il regarde le champ noir, déconcerté par la plus grande vision qui se soit encore emparée de son âme.
Les choses que l’on pourrait faire.
Commander tout cela. Il étouffe sous l’intensité de son émotion, de sa rage, de son exaltation, de l’énormité indéfinissable de son appétit.
Il revient de la guerre avec le grade de capitaine (temporaire), est dégradé au rang de lieutenant (permanent). C’est son mariage avec Margaret contre la subtile opposition des parents de celle-ci, leur brève lune de miel, leur établissement dans la place où il est cantonné, leurs fréquentations mondaines, plaisantes et insipides, et ce sont les soirées dansantes du samedi soir au club des officiers.
Pendant un temps leur vie sexuelle est fantastique :
Il doit la soumettre, l’absorber, la déchirer en pièces et la dévorer.
Le caractère de leurs rapports leur échappe d’abord, obscurci par leur inexpérience commune, par l’étrangeté, la singularité de la chose. Mais ils ne tardent pas à s’y abandonner. Et pendant une demi-année, pendant toute une année presque, il leur arrive de faire l’amour avec une intense exaltation, puissante et rageuse, qui le laisse épuisé et sanglotant de frustration sur le sein de sa femme.
M’aimes-tu, es-tu à moi, aime-moi.
Oui oui.
Je te mettrai en pièces, je te mangerai, oh ! je te ferai mienne, je te ferai mienne, espèce de garce.
Et de surprenantes vulgarités, des mots qu’il s’effraie de s’entendre aire.
Margaret en est exaltée pour un temps, elle en est embrasée, elle y voit une passion qui la fait rayonner, qui la fait s’épanouir, mais pour un temps seulement. Au bout d’un an les choses lui apparaissent dans leur nudité – qu’il s’isole, qu’il se livre des batailles à lui-même sur son corps à elle – et quelque chose se fane en elle. L’autorité contre laquelle elle s’est insurgée, la famille et les rues de Boston et l’histoire qui les étoffe, elle a tout quitté pour tomber sous la coupe d’une autorité plus terrifiante et bien plus inexorable.
Tout cela,, naturellement, transcende les mots ; ces choses, une fois dites, rendraient leur vie insupportable, mais leur mariage s’en ressent, assume l’aspect d’une camaraderie hypocrite, vidée de tout contenu, et leur commerce sexuel est désormais assez rare pour faire péniblement saillie. Il se retire d’elle, lèche ses plaies,
Weitere Kostenlose Bücher