Les Nus et les Morts
compagnons n’est pas exempt de récompenses : – il y a tout un monde d’usages dont ils ne savent rien.
Ses études terminées, la publication estudiantine The Howitzer reproduit son brevet sous le titre « Le Stratège » ; et, pour dorer la pilule avec une couche de douceâtre sentimentalité qui sent trop son almanach, on a ajouté avec un rien d’ambiguïté : « Il Fait Bien comme II est Bien Fait. »
Courte permission qu’il passe avec Margaret, annonce de leurs fiançailles, départ hâtif sur un transport pour l’Europe en guerre.
Il prend ses quartiers dans l’aile d’un château, service stratégique du G. Q. G., où il a une pièce blanchie à la chaux jadis occupée par une fille de chambre, mais cela il l’ignore. La guerre l’a surpris agréablement, l’enlevant à la routine mortelle des formulaires, des corvées qui consistent à mettre au point des mouvements de troupe. Le bruit de la canonnade l’excite au travail, le cru chemin de gravier sous sa fenêtre souligne la valeur de ses calculs.
Une nuit la guerre lui apparaît dans sa totalité, nette comme le tranchant d’une lame, – une nuit où tout s’équilibre dans son esprit.
Il accompagne son colonel dans une inspection au front ; deux autres officiers et un chauffeur sont avec eux. Ça vous a l’air d’un pique-nique avec sandwiches et thermos de café chaud. On emporte même des provisions de conserve, mais il est peu probable qu’ils aient l’occasion de les utiliser. Ils voyagent sur des chemins de terre battue qui mènent vers les premières lignes, rebondissant avec lenteur dans les trous et les ornières, clapotent lourdement dans la boue. Ils se déplacent pendant une heure le long d’une vaste plaine désolée, sousun ciel terne que seul le feu de l’artillerie illumine d’un cru et maléfique clignotement de flamme pareil à celui des éclairs de chaleur par un soir d’été suffocant. A un mille des tranchées ils arrivent en vue d’une crête qui leur masque l’horizon, s’arrêtent, enfilent lentement une tranchée de communication que la pluie du matin a submergée sous un demi-pied d’eau. Le boyau zigzague et s’approfondit à mesure qu’ils s’avancent. Tous les cent mètres Cummings monte sur le parapet et risque un coup coup d’œil précautionneux dans les ténèbres du No Man’s Land.
Ils prennent position dans un abri blindé, prêtant une oreille respectueuse à la conversation entre le colonel et le commandant en charge de ce secteur du front. Lui aussi est venu en vue de l’attaque. Une heure avant la tombée du jour l’artillerie déclenche un feu de barrage rasant qui se rapproche de plus en plus des tranchées ennemies, et c’est alors un bombardement de plein fouet qui dure quinze minutes. L’artillerie allemande répond, et de temps à autre un obus perdu s’égare du côté de leur poste d’observation. Les mortiers de tranchée sont entrés en action et le bruit augmente de volume, noie tout, les forçant à crier pour se faire entendre.
Ça y est, ils y vont, mugit quelqu’un.
Cummings ajuste ses jumelles, regarde par une fente dans le mur de béton. Couverts de boue, les hommes ressemblent dans la lueur crépusculaire à des ombres argentées sur le fond blême d’une prairie d’argent. Il pleut de nouveau, et ils vacillent entre la marche et la course, tombent la face la première, chancellent à reculons, rampent à plat ventre dans les lignes allemandes d’où l’on rend coup pour coup, d’où lumière et bruit jaillissent avec une rage devenue si énorme que ses sens annihilés ne perçoivent plus qu’une seule toile de fond pour l’avance de l’infanterie à travers la plaine.
Les hommes, à présent, se déplacent avec lenteur, penchés en avant comme s’ils luttaient contre une bourrasque, Il est fasciné par l’inertie de tout cela, par la somnolence avec laquelle ils s’avancent et s’écroulent. L’attaque semble informe, les hommes sans volonté ; ils s’égaillent dans toutes les directions, pareils à des feuilles mortes sur un lac agité, et cependant ils progressent. En dernière analyse les fourmis prennent toutes le même chemin.
Il suit avec ses jumelles un soldat qui court de l’avant, qui plonge la tête la première dans la boue, se relève, reprend sa course. C’est comme d’observer une foule d’une fenêtre haut perchée, ou comme de séparer un chiot du restant de la portée qui se harpaille à l’étalage
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