Les Nus et les Morts
qu’un homme de la section ou de la compagnie était tué, il ressentait une sinistre et paisible satisfaction, comme si toute mort était inévitablement juste. Ce qui l’agaçait dans cet instant c’était de penser qu’il pouvait à son tour être happé par l’engrenage. Croft n’était sujet à aucun des mélanges particuliers de pessimisme et de fatalisme dont souffraient Red et Brown. Croft ne croyait pas que plus longtemps il était sur la brèche moins il avait de chances d’en réchapper. Croft croyait qu’un homme était ou n’était pas destiné à être tué, et il s’était toujours considéré automatiquement exempt. Mais maintenant il n’était plus aussi certain de son affaire. Il était sous le coup d’un mauvais pressentiment.
La menace d’une bagarre s’étant dissipée, ils se tenaient en silence derrière la rampe, sentant la morne puissance de l’océan tout contre la mince plaque métallique du pont. Red les avait rejoints et ils demeuraient immobiles, arqués sous l’embrun, frissonnant de temps à autre. Stanley et Croft repartirent de nouveau sur le sujet de la patrouille, et Red les écoutait avec un sourd ressentiment. Son dos lui faisait mal et le rendait irritable. Le canot qui cognait et rebondissait, la gêne due à l’entassement et au manque d’espace, même le son de la voix de Stanley, tout l’agaçait.
« Tu sais, confiait Stanley à Croft, je ne dis pas que je suis heureux d’être de la patrouille, mais ça sera une bonne expérience tu sais. Je suis qu’un caporal, le dernier dessous quoi, mais on a quand même des devoirs et rien ne vaut l’expérience pour faire proprement son boulot. » Red renifla dédaigneusement : le discours de Stanley avait un ton de modestie trop prononcée à son goût.
« T’as qu’à ouvrir l’œil, dit Croft. La plupart des gars de la section marchent comme une sacrée bande « le moutons qui regardent entre leurs pattes. »
Red soupira. Les ambitions de Stanley lui répugnaient, mais son mépris reposait sur un sentiment de malaise qu’il n’était pas tout à fait sans comprendre. Il était un rien envieux. La contradiction acheva de le démoraliser. « Eh, pensa-t-il, on fait que se bouffer les rognons, et où est-ce que ça vous mène ? » Il pouvait voir Stanley monter en grade de mois en mois sans que ça le rendît jamais heureux. On aura bien de la veîne si on attrape pas une balle dans les tripes. Il sentit la peau se durcir dans son dos, et malgré lui il se retourna pour regarder la barre de fer qui courait le long de la rampe. Depuis le jour où, couché par terre sans défense, il avait attendu que le soldat japonais le tuât, il se sentait pris d’accès d’angoisse périodiques. Souvent, la nuit, il se réveillait en sursaut, se tournait dans ses couvertures, et se mettait à trembler immodérément.
« Pourquoi diable est-ce que je veux avoir des ficelles ? se demandait-il. Si j’avais un gars de tué dans mon escouade, j’arrêterais jamais d’y penser. Je veux pas prendre des ordres de personne, et je veux pas en donner à personne. » Il regarda Hearn, debout à l’arrière de l’embarcation, et une sourde colère lui dilata la poitrine. « Ces nom de Dieu d’officiers, s’ébroua-t-il. Un tas de collégien qui pensent que c’est comme aller à une partie de football. Il est content d’être de la balade, ce bâtard. » Une haine passionnée fermentait au fond de son cœur pour quiconque mettait sa vie en danger. « Qu’est-ce que ça lui fout au général si on est bousillés ? Pour lui ça sera tout juste une expérience de foutue. Cochons d’Inde. »
Stanley l’amusait, il excitait son ironie. Ses émotions finirent par se changer en paroles. « Eh, Stanley, tu penses qu’on te donnera l’Etoile d’Argent ? »
Stanley le regarda, se raidissant instantanément, Va te faire foutre, Red.
– Attends seulement, mon pote », dit Red. Il partit d’un gros rire et se tourna vers Gallagher. « On lui donnera la médaille du Trou-du-Cul Pourpre.
– Dis, Red », fit Stanley, tâchant de glisser un ton de menace dans sa voix. Il savait que Croft l’observait.
« Aaah », s’ébroua Red. Il n’avait aucune envie de se bagarrer. Son dos, même quand il ne le faisait pas souffrir, le laissait affaibli et léthargique. Il se rendit brusquement compte que lui et Stanley avaient changé depuis leur arrivée à Anopopéi ; Stanley paraissait plus gras,
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