Les Nus et les Morts
airs.
Pour pousser cette idée plus loin, il y a deux forces qui contraignent le projectile à suivre son parcours. Sans elles le trait monterait à jamais selon une seule et même ligne droite Ces forces sont gravité et résistance du vent et leur effet est proportionnel au carré du temps ; elles s’accroissent sans cesse, se repaissent d’elles-mêmes en un sens. Le projectile prétend aller comme ceci /, et la gravité va vers le bas |, et la résistance du vent va <-. Ces forces parasitaires augmentent de plus en plus le passage du temps, hâtant le déclin, diminuant la portée. Si seule la gravité était en jeu, le parcours serait symétrique
c’est la résistance du vent qui produit la courbe tragique.
Au sens plus large de la courbe, la gravité occuperait la place de la mort (ce qui va en s’élevant doit choir), et la résistance du vent serait la résistance du milieu... l’inertie de la masse ou des masses qui émousse la vision, ralentit le mouvement ascensionnel d’une culture, hâte sa ruine.
Le général s’arrêta, regardant d’un œil vide son journal. Un fragment de sa dernière notation faisait la navette dans son esprit avec une fade régularité. « L’inertie de la masse ou des masses, l’inertie de la masse ou des… » Il en fut tout à coup écœuré.
« Je joue avec les mots. » Tout ce qu’il venait d’écrire lui semblait dénué de sens, vaniteux. Un spasme de dégoût s’empara de lui pour sa prose et, lentement, d’une pesante pression de son crayon, il tira une ligne sur chacune de ses phrases. La mine cassa au milieu de la page et, la respiration précipitée, il jeta son crayon et quitta la tente.
C’était trop léché, trop simple. Certes, un ordre dominait le monde, mais on ne pouvait pas le réduire à la forme d’une courbe. Les choses lui échappaient.
Ses yeux erraient par le bivouac silencieux, il voyait les étoiles dans le ciel du Pacifique, il entendait le bruissement des cocotiers. Ses sens se dilataient de nouveau, lui faisant perdre la notion des limites de son corps ; de nouveau une ambition sans bornes soulevait tout son être, et si ses habitudes eussent été moins enracinées en lui il eût levé ses bras au ciel. Jamais encore, depuis son jeune âge, il n’avait eu une telle soif de savoir. Tout était à la portée de la main, si seulement on savait s’en saisir. Mouler… mouler la courbe.
Un canon partit au loin, entamant la nuit de part en part,
Cummings prêta l’oreille à l’écho et frémit.
Le crépuscule allumait des rouges et des ors dans les falaises du mont Anaka, d’où ils réverbéraient sur les collines et les plaines. Au bivouac, ce qui restait de la section se préparait pour la nuit. Les quatre hommes de l’équipe auxiliaire étaient de retour, et ils étalaient à terre leurs couvertures. Gallagher était de garde sur le tertre qui dominait le creux ; les autres cassaient la croûte ou bien s’accroupissaient dans l’herbe pour se soulager.
Wyman se brossait les dents avec grand soin, versant des gouttelettes d’eau de son bidon sur sa brosse et se massant les gencives avec application.
« Hé, Wyman, appela Polack, pourquoi que tu mettrais pas la radio pendant que tu y es ?
– Naah, j’en ai marre d’écouter la radio », dit Minetta.
Wyman rougit. « Dites donc vous autres, je suis encore
civilisé moi, fit-il d’une petite voix. Ça regarde personne si je veux me brosser les dents.
– Il se laisse rien dire, pas même par ses meilleurs copains, gouailla Minetta.
– -Aaah, allez vous faire foutre, vous me faites chier. »
Croft remua sous sa couverture, puis se souleva sur son coude. « Fermez-la, vous autres. Voulez ameuter les Japonais, ou quoi ? »
Que pouvaient-ils lui répondre ? « Bon, ça va », grommela l’un d’eux.
Roth les avait entendus. Accroupi dans l’herbe, il regarda craintivement par-dessus son épaule. Il n’y avait rien derrière lui, hormis le vaste et sombre amoncellement des collines. Il devait se dépêcher. Il fureta à la recherche de son papier, mais un nouveau spasme le saisit et il grogna, se retenant à ses propres cuisses.
« Jésus, entendit-il soupirer quelqu’un, qui c’est qui chie comme ça, un éléphant ? »
A la nausée de Roth, à sa faiblesse, vint s’ajouter l’embarras, Il s’empara de son papier hygiénique, remonta son pantalon. Il était si faible. Il se coucha sur sa toile imperméable, tira sur lui
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