Les Nus et les Morts
une espèce d’apéritif pour moi. »
« Une façon de vous en mettre plein la vue », avait pensé Hearn sur le moment. Le général n’aimait pas le chaos, du moins pas quand lui-même se trouvait dans l’éprouvette. Seulement des hommes comme lui, Hearn, aimaient le chaos – eux qui n’y étaient pas réellement engagés.
Pourtant, oui, le général avait réagi. Hearn se rappelait leur apathie, quand l’orage avait éclaté. Le général était resté une bonne minute à contempler sa couchette maculée, puis il avait ramassé une poignée de boue qu’il s’était mis à pétrir entre ses doigts. L’intempérie leur avait coupé les bras à tous, mais faisant face à la situation, Cummings adressa aux hommes son discours incroyablement courtois – aux hommes qui ne songeaient qu’à replier leur queue entre leurs jambes et à se faufiler en douce sous quelque abri. Au reste, sa réaction était compréhensible : il devait reprendre en main les rênes de son commandement.
A présent, dans cette jeep, son attitude restait également compréhensible. La tonalité de sa politesse, la qualité de sa voix, apprenaient à Hearn qu’il ne pensait à rien en marge de la campagne et de la nuit à venir. Tout frémissant sous le désir de passer à l’action, il devenait un autre homme.
Cela déprimait Hearn, et à la fois forçait son admiration. Une capacité de concentration de cette espèce était inhumaine : elle lui échappait. Il regardait la jungle d’un air contrarié, éprouvant la carabine dans ses mains. Il était possible qu’une mitrailleuse les attendît au prochain tournant de la route, ou encore, plus vraisemblablement, quelques tirailleurs japonais avec une ou deux armes automatiques. Leur jeep prendrait le tournant, douze balles l’atteindraient d’une seule volée, et c’en serait fait de la petite histoire de ses marches tâtonnantes et de ses misérables mécontentements. Et, avec lui, tout aussi fortuitement, périrait un homme qui était peut-être un génie, et un godiche mastoc comme Dalleson, et un jeune et nerveux chauffeur qui était probablement un fasciste ! en herbe. Comme cela. En prenant un virage sur la route.
Ou encore, au contraire, lui-même tuerait un homme. Il suffirait de hausser son arme, de presser la détente, et un corps porteur de convoitises et d’angoisses et peut-être d’un peu de bonté serait bel et bien mort. Tout aussi facile que d’écraser un insecte. Sinon plus facile. C’était cela, c’était cette chose-là qui causait son état d’esprit. Tout était hors des gonds, aucun joint ne tenait en place. Les hommes avaient chanté dans le parc automobile, et il y eut quelque chose de gentil dans ce chant, quelque chose d’enfantin et de brave, et puis eux sur cette route – un point mouvant le long d’une ligne dans les vastes et neutres espaces de la jungle. Et quelque part devant il y avait peut-être une bataille. Le bruit constant de l’artillerie et des petites armes ne signifiait rien : il pouvait s’agir tout aussi bien d’un feu éparpillé sur toute la longueur du front, que d’une concentration infernale sur un seul point. Mais ni l’un ni l’autre ne correspondaient probablement à la réalité. La nuit les avait tous fractionnés en des îlots isolés.
Une fois de plus il devint conscient de la masse énorme de Dalleson contre son propre corps. Il se raidit un peu, et après quelques instants il pécha une cigarette dans la poche de sa chemise tout en tâtonnant à la recherche des allumettes.
« Vaut mieux ne pas fumer, grogna Dalleson.
– Les phares sont allumés.
– Oui, », grogna de nouveau Dalleson. Il déplaça légèrement son séant sur la banquette, contrarié qu’Hearn prît tant de place pour fumer sa cigarette. Il était nerveux. L’idée d’une embuscade ne le préoccupait guère ; si embuscade il y avait, il y aurait fait face froidement, et il s’en serait acquitté à son honneur. Ce qui l’inquiétait, c’était son ignorance de ce qu’ils allaient faire quand ils atteindraient le 151" d’artillerie. Il avait le trac d’un étudiant à l’esprit peu vif, le jour des examens. Portant la charge des opérations, il était censé connaître la situation aussi bien que le général, sinon mieux ; mais, sans ses cartes et ses papiers, il se sentait perdu. Si le général s’avisait de lui confier l’initiative d’une décision, ce serait la catastrophe. Il se déplaça de
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