Les Nus et les Morts
nouveau sur la banquette, renifla la fumée de la cigarette, puis se pencha en avant – et d’une voix qu’il pensait atténuée mais qui résonna haut et fort :
« J’espère que tout sera en ordre quand nous arriverons à un-cinq-un, mon général.
– Oui », fit le général, écoutant le bruit des pneus dans la boue. Le mugissement de Dalleson lui avait écorché les oreilles. Ils roulaient depuis dix minutes avec leurs phares allumés, et son sens du danger s’était émoussé. Il était de nouveau anxieux. Si les lignes de communication étaient coupées, ils auraient à rouler dans cette gadouille encore une demi-heure au moins, et il se pourrait que même alors le téléphone lui fasse défaut. Et dans ce moment-ci les Japonais défonçaient peut-être ses défenses.
Il fallait pourtant arriver à une ligne téléphonique. Sinon… sinon cela serait comme si, au milieu d’une partie d’échecs, on lui avait bandé les yeux. Il pouvait imaginer le prochain mouvement de l’ennemi, et le parer ; mais il lui serait plus difficile de prévoir leur mouvement suivant, et le suivant, qu’il parerait peut-être à faux, et alors il frôlerait le désastre. La jeep prit un virage en dérapant. En sortant de la courbe, les phares se reflétèrent dans les yeux écarquillés d’un soldat à l’affût derrière une mitrailleuse, sur le côté de la route. La jeep remonta vers lui.
« Qu’est-ce qui vous prend, vous autres, de vous balader avec vos phares allumés, nom de Dieu ! » cria-t-il. Il aperçut le général : « Pardon, mon général, dit-il, battant des yeux.
– Ça va, fiston. Vous avez raison, j’ai tort de violer mes propres consignes. » Il sourit, et le soldat lui sourit de retour. La jeep quitta la route et s’engagea dans un passage qui menait vers le bivouac. Il y faisait noir et le général hésita un instant, cherchant à s’orienter. « La tente du P. C. est par là-bas », dit-il, s’aidant d’un geste. Les trois officiers mirent pied à terre, s’avançant dans les ténèbres, butant contre les racines et la végétation qui encombraient le terrain mal défriché. La nuit était très sombre, on y sentait une tension contenue, et les trois hommes gardaient le silence. Ils ne croisèrent qu’un seul soldat sur la cinquantaine de mètres qu’ils eurent à parcourir jusqu’au P. C.
Le général écarta les rabats de l’abri et s’engagea avec déplaisir dans le couloir de sécurité. La tente, de toute évidence, avait été mise à bas, traînée dans la boue, puis érigée de nouveau. Le côté intérieur des cloisons était tout visqueux. Arrivé au bout du couloir, il écarta d’autres rabats. Un soldat de deuxième classe et un capitaine étaient assis à une table.
Les deux hommes sautèrent sur leurs jambes. « Mon général ? » dit le capitaine.
Le général renifla. L’air, extrêmement moite, était vicié. Déjà, sur son front et dans son dos, la sueur se mettait à couler. « Où est le colonel McLeod ? demanda-t-il.
– Je vous l’amène, mon général.
– Non, attendez un instant. Pouvez-vous me dire si on peut communiquer d’ici avec le deuxième bataillon ?
– Oui, mon général. On peut. »
Cummings ressentit un profond soulagement. « Appelez-le pour moi, s’il vous plaît. » Il alluma une cigarette et sourit au lieutenant Hearn. Le capitaine prit le récepteur, tourna trois fois la manivelle d’un téléphone de campagne. « Nous devons passer par le relais de la batterie D, mon général.
– Je sais », fit brièvement le général. Familiarisé avec les moindres dispositifs de la division, il montrait toujours de l’impatience quand on croyait devoir lui rappeler quelque détail.
Au bout d’une minute ou deux le capitaine lui remit le récepteur. « Deuxième bataillon, mon général.
– Passez-moi Samson », dit Cummings, appelant le lieutenant-colonel Hutchins par son nom de code. « Samson, ici Camel. Je vous parle de Pivot Red. Qu’est-ce qui se passe ? Etes-vous en communication avec Paragon White et Paragon Blue ?
– Ici, Samson. Oui, nos circuits sont ouverts. » La voix était faible et distante, et il y avait un bourdonnement dans l’écouteur. « Nous avons essayé de vous joindre, continuait Hutchins. Nous avons repoussé une attaque contre Paragon White B et C, et contre Paragon Red E et G. » Il énuméra les coordonnées. « Je pense qu’ils ont tâté le terrain, et
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