Les Nus et les Morts
fait face à la situation, Dieu seul le savait. Si seulement ils avaient pu tenir.
Heureusement, deux jours plus tôt, il avait fait monter au deuxième bataillon une douzaine de tanks. Ces machines n’auraient jamais pu faire la route par ce temps-ci ; et si même elles se trouvaient immobilisées maintenant à cause du terrain, l’on pouvait, le cas échéant, organiser une position de défense a leur abri. Quel chaos, peut-être, là-bas. Avant le matin la ligne tout entière menaçait de n’être plus qu’une série de hérissons isolés. Et il n’y pouvait rien – rien avant d’atteindre un câble téléphonique. Le pire était à craindre. En deux jours il risquait de se retrouver à son point de départ, à l’endroit où il avait exécuté sa manœuvre tournante.
Dès qu’il aurait ce téléphone sous la main, il lui faudrait dicter ses décisions sans le moindre délai. Il passait en revue la personnalité de ses officiers en ligne, les caractéristiques distinctives – à supposer qu’il y en eût – des diverses compagnies, des sections même. Sa remarquable mémoire reconstituait quantité de chiffres, d’emplacements, de positions essentielles et incidentes ; il savait effectivement quelle place tout homme, toute arme, occupaient à Anopopéi, et l’image totale de ses dispositifs dans l’île était présente à son esprit. Dans ce moment-là il était un homme d’une extrême simplicité. Tout en lui fonctionnait en vue d’un but unique, et il savait d’expérience, avec une tranquille certitude qui se passait de mots, que, l’instant venu, chaque détail se cristalliserait au gré de sa volonté. Dans l’état de tension qui était le sien, ses instincts ne pouvaient lui faillir.
Cependant, une rage couvait là-dessous, intense et primitive. La tempête s’était mise en travers de ses projets, et il en éprouvait des colères enfantines. De temps à autre un spasme d’irritation déferlait sur son esprit, et l’embourbait. « Pas un mot sur cet orage, grommelait-il çà et là. Un service météorologique qui cloche. Le G. Q. G. de l’armée ne l’ignorait certainement pas, mais m’ont-ils seulement informé ? Pas de rapport sur cet orage, pas un mot. Quel gâchis. Ou peut-être même pas du gâchis. Ils essaient de me tirer dans les jambes. »
La jeep se prit dans une ornière, et le moteur cala. Cummings se tourna vers le chauffeur. Il aurait pu le tuer d’une balle, mais il fit à mi-voix : « Allez, fiston, ce n’est pas le moment de traîner. » Le moteur de la jeep démarra, et ils reprirent la route.
Son bivouac était détruit, et c’est ce qu’il y avait de plus pénible. Il était préoccupé par les dangers que courait sa division, il en était à vrai dire angoissé – mais abstraitement en quelque sorte. Ce qui faisait mal directement, personnellement, c’était la destruction du bivouac. Il eut presque du chagrin à se rappeler comment les ruisseaux avaient emporté le gravier des chemins, comment sa couchette s’était empalée dans la boue, et le naufrage de sa tente. Quel ravage ! Un nouvel accès de colère déferla sur lui.
« Allumez plutôt vos phares, fiston, fit-il au chauffeur. Sinon ça nous prendra trop longtemps. » S’il y avait des tireurs embusqués dans les parages, c’eût été comme se promener avec une bougie à la main dans une forêt infestée de brigands. Il se carra avec plaisir sur son siège. Le danger lui valait un coup de fouet qui lui faisait apprécier la grandeur de sa tâche. « Vous ferez mieux de couvrir les deux côtés de la route », dit-il à Hearn et à Dalleson. Ils mirent leurs carabines en position, scrutant la jungle. Dans la lumière des phares le feuillage se donnait un éclat argenté et mystérieux.
Le lieutenant Hearn éprouva du doigt le magasin de sa carabine, le fit coulisser, le remit en place, tenant la petite arme dans ses larges mains, le canon pointé sur la jungle. Il se trouvait dans un état d’esprit complexe, où l’excitation et l’abattement se chevauchaient à l’envie. Après tout cet ordre trop strict, après toutes ces avances au chronomètre, le front menaçait de s’effondrer alors que leur jeep errait à l’aveuglette comme un nerf à la recherche d’un muscle ou d’un organe dévitalisés. Le général lui avait dit une fois : « J’aime le chaos ; c’est comme un réactif qui écume dans l’éprouvette avant la précipitation des cristaux. C’est
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