Les Nus et les Morts
des chuchotements de l’autre côté du cours d’eau. Il tâtonna à la recherche d’une grenade et la plaça à ses pieds.
Puis il entendit un son qui lui perça les chairs. Quelqu’un appelait depuis l’autre rive : « Yank, Yank ! » Il demeura figé. La voix était fine et perçante, hideuse sous sa forme chuchotée. « C’est un Japonais », se dit-il. Il était incapable de bouger dans cet instant.
« Yank ! C’était lui qu’on appelait. Yank. Nous venir chercher toi, Yank. »
La nuit couchait une lourde, étouffante natte sur la rivière. Croft essaya de respirer.
« Nous venir chercher toi, Yank. »
Croft eut la sensation qu’une main s’était soudainement abattue sur son dos, qu’elle voyageait le long de sa colonne vertébrale pour le saisir par les cheveux. « Nous venons te chercher, Yank », s’entendit-il chuchoter. Il éprouvait l’agonisante impuissance de celui qui, dans un cauchemar, veut crier et ne peut émettre un son. « Nous venir chercher toi, Yank. »
Un terrible tremblement s’empara de lui pour un moment, et ses mains semblèrent gelées sur la mitrailleuse. L’intense pression à l’intérieur de sa tête lui devenait insupportable.
« Nous venir chercher toi, Yank, cria la voix.
– Venez me chercher fils de putain ! » hurla Croft. Il avait hurlé de toutes les fibres de son corps, comme s’il avait plongé dans une porte. de chêne.
Il n’y eut aucun son pendant-une dizaine de secondes
Peut-être, rien que l’éclat de la lune sur la rivière et le bourdonnement tendu, extasié des grillons. Puis la voix parla de nouveau : « Oh ! nous venir, Yank, nous venir. »
Croft coulissa et remit en place la culasse de sa mitrailleuse. Son cœur continuait à battre frénétiquement. « Recon… reconnaissance a vos armes ! » cria-t-il de toutes ses forces.
Une mitrailleuse se mit à fouailler sur l’autre rive, et il plongea dans son trou. Elle crachait des lumières blanches et vindicatives, semblables à des torches d’acétylène dans l’obscurité, avec un bruit terrifiant. Croft se dominait par le seul effort de sa volonté. Il pressa la détente de sa mitrailleuse, et elle bondit et gigota sous sa main. Les balles traceuses s’égaillèrent sauvagement dans la jungle, de l’autre côté de l’eau.
Mais le bruit, la vibration de son arme, le calmèrent. Il pointa en direction du feu des Japonais et lâcha une volée. Le manche rebondit contre son poing, et il dut l’affermir avec ses deux mains. La chaude odeur métallique du canon redonna un sens à ce qu’il faisait. Il plongea dans son trou dans l’attente de la réplique, frissonnant malgré lui au passage des balles.
Bii-youououou !… bii-yOouououou ! Ricochant sous l’impact, des débris l’atteignirent au visage sans qu’il s’en rendît compte. Il avait l’apparente insensibilité des hommes au combat. Il tressaillait au bruit, sa bouche se durcissait et s’amollissait, ses yeux s’écarquillaient, mais il était oublieux de son corps.
Il tira de nouveau – une longue et méchante volée, puis plongea dans son trou. Un cri effroyable monta dans la nuit, et le temps d’une seconde Croft sourit faiblement. « L’ai eu », pensa-t-il. Il vit le métal qui brûlait la chair, qui fracassait les os sur son passage. « Ayyyohhhh . » Il se figea sous le cri, et au cours d’un instant bizarre, d’un instant abstrait, il revécut tout l’ensemble des sons et des odeurs et des visions qui accompagnent le marquer au fer rouge des animaux. « Reconnaissance debout-bout ! » cria-t-il furieusement, lâchant une volée continue pendant une dizaine de secondes pour couvrir l’avance de ses hommes. Quand il s’arrêta de tirer il entendit un bruit de rampement derrière lui. « Reconnaissance ? » chuchota-t-il.
« Oui. » Gallagher se laissa glisser dans le trou. « Sainte mère Marie », murmura-t-il. Croft le sentait qui tremblait à ses côtés.
« Tais-toi ! » Il lui saisit le bras avec force. « Les autres, debout ?
– Oui. »
Croft regarda de nouveau à travers la rivière. Tout était silencieux ; les sursauts hachurés des mitrailleuses étaient oubliés comme autant d’étincelles évanouies d’une pierre à aiguiser. Maintenant qu’il n’était plus seul, il pouvait réfléchir à un plan. Savoir ses hommes avec lui, savoir qu’ils étaient éparpillés dans les broussailles entre les deux mitrailleuses, lui
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