Les Nus et les Morts
devant de la section qui se trouvait à sa gauche, et Croft cracha avec flegme. Le tir était trop court pour une simple opération de harcèlement ; quelqu’un avait entendu quelque chose dans la jungle de I autre côté de la rivière, sinon ils n’auraient jamais tiré au mortier si près de leur propre position. Sa main explora de nouveau le trou et découvrit un téléphone de campagne. II prit le récepteur, écouta calmement. C’était une ligne à circuit ouvert, restreinte probablement à la section de compagnie A. Deux hommes parlaient d’une voix si basse qu’il dut faire un effort pour les entendre.
« Allonge d’une cinquantaine de pieds, et après réduis d’autant.
– T’es sûr qu’y a là des Japonais ?
– Je jure que je les ai entendus parler. »
Croft regarda fixement à travers la rivière. La lune s’était dégagée d’entre les nuages, et les grèves de chaque côté du cours d’eau brillaient d’un halo argenté. La jungle, en face, paraissait impénétrable.
Derrière lui les mortiers firent feu de nouveau, avec un son net et cruel. Il vit les obus atterrir dans la jungle, puis gagner la rivière par volées successives. Un mortier répondit de la rive japonaise et à un quart de mille environ sur sa gauche il put entendre plusieurs mitrailleuses s’arroser les unes les autres dans un vacarme irrégulier. Il décrocha le téléphone, siffla dans le récepteur. « Wilson, chuchota-t-il. Wilson ! » Il n’y eut pas de réponse, et il débattit s’il devait gagner le trou de Wilson. En silence, il se mit à le maudire de n’avoir pas découvert le téléphone, puis se réprimanda lui-même de ne l’avoir pas remarqué à temps. Il regarda à travers la rivière. « Le joli sergent. que je suis », se dit-il.
Son ouïe s’accordait sur toutes les sonorités de la nuit ; elle les tamisait, les sélectionnait d’expérience. Qu’un animal fît du bruit dans sa tanière, qu’un grillon grésillât, et il n’y prêtait aucune attention : son ouïe les méconnaissait. Dans ce moment-ci il percevait le son étouffé d’un glissement qu’il reconnaissait comme ne pouvant être que celui d’un homme qui se déplace le long d’une piste dans la jungle. II scruta du regard l’autre rive, s’efforçant de déterminer l’endroit où le feuillage était le moins dense. En un point, entre sa mitrailleuse et celle de Wilson, il v avait un bouquet de cocotiers assez clairsemés pour que des hommes pussent s’y assembler ; comme il y regardait, il eut la certitude d’y entendre quelqu’un bouger. Sa bouche se durcit. Sa main tâta la crosse de la mitrailleuse et, lentement, il pointa l’arme sur le bouquet de cocotiers. Le bruissement se faisait plus audible ; on eût dit que des hommes rampaient dans les broussailles de l’autre côté de la rivière, face à son arme. Croft avala sa salive. De minuscules pulsations semblaient battre dans ses membres, et sa tête était aussi vide et aussi abominablement consciente que s’il l’avait plongée dans un seau d’eau glacée. Il mouilla ses lèvres et se déplaça légèrement, avec la sensation qu’il pouvait entendre le travail de ses muscles.
Le mortier japonais fit feu de nouveau, et il sursauta. Les obus tombaient en direction de la section sur sa gauche. Leur bruit discordant lui était pénible. A force de scruter la rivière où se reflétait la lune, il commençait d’avoir la berlue ; il lui semblait qu’il pouvait voir des têtes tournoyer dans le courant. Il baissa les yeux sur ses genoux pour un instant, puis les reporta de nouveau sur l’autre rive. Il dirigeait son regard légèrement à gauche ou à droite du point où il pensait que les Japonais pouvaient se trouver : sa longue expérience lui avait appris que pour voir un objet dans l’obscurité il ne fallait pus le regarder directement. Quelque chose sembla bouger dans le bouquet d’arbres, et un nouveau filet de sueur coula le long de son dos. Il se tortilla inconfortablement Sa tension était intolérable, encore que non pas entièrement déplaisante.
Il se demanda si Wilson avait entendu les bruits, et en réponse à sa question il y eut le net, le haut cliquetis d’une mitrailleuse qu’on arme. Pour les sens aigus de Croft l’écho résonna tout le long de la rivière, et il ragea que Wilson eût révélé sa position. Le glissement dans les broussailles devint plus fort, et il eut la conviction qu’il pouvait entendre
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