Les Nus et les Morts
touche tendrement la trace du sabot, ressent une vive émotion. Je m’en vas dépister ce vieux cerf.
Pendant deux heures il marche à pas de loup dans la forêt, plaçant son pied avec attention, le talon en premier, puis ses orteils, avant d’y porter le poids de son corps. Quand les branches sèches se prennent par leurs épines dans ses vêtements, il les libère doucement, une à une.
Il aperçoit un cerf dans une petite clairière, et il tombe en arrêt. Le vent lui caresse doucement le visage, et il lui semble qu’il sent l’odeur de la bête. De Dieu, se dit-il en chuchotant. Quel grand vieux bâtard. Le cerf tourne sur lui-même avec lenteur, il est à une centaine de mètres, il regarde dans la direction du jeune Croft. Il peut pas me voir le fils de garce.
Le garçon lève son fusil, mais il tremble à un tel point que son point de mire vacille. Il baisse son arme et se maudit. Tout juste comme une petite vieille femme. Il épaule de nouveau, maintient ferme son fusil, dirige le point de mire à quelques pouces au-dessous du muscle des pattes antérieures. Je vas l’avoir droit au cœur.
Baà-wouououou !
C’est l’arme de quelqu’un d’autre, et le cerf s’abat. Le garçon se met à courir, pleurant presque. Qui l’a tué ? C’était mon cerf. Je vas le tuer le fils de garce qui l’a tué.
Jesse Croft se rit de lui. Garçon, je t’ai dit de rester assis où c’est que t’as été mis.
C’est moi qu’a dépisté ce cerf.
C’est toi qu’as fait peur à ce cerf. Y a plus d’un mille que je t’entends venir.
T’es un menteur. T’es un sacré menteur. Le garçon se jette sur son père et essaie de le frapper.
Jesse Croft lui donne un coup en travers sur fa bouche, et il s’assied par terre. Vieux fils de garce, crie-t-il, se jetant de nouveau sur son père.
Jesse l’immobilise en riant. T’es un petit vieux chat sauvage, pas ? Ben, faut que t’attendras dix ans avant que te pourras rosser ton père.
Ce cerf il était à moi.
Ce cerf il est à ç’ui qui l’a gagné.
Les larmes gèlent dans les yeux du garçon, puis s’assèchent. Il se dit que s’il n’avait pas tremblé, c est lui qui aurait tué le cerf.
« Oui monsieur, disait Jesse Croft, mon Sam il pouvait pas supporter qu’on le battait à rien du tout. Quand il était dans ses douze ans, y avait à Harper un niais de gosse qui lui filait des trempes à mon Sam. (Grattant sa grise crinière ébouriffée, son chapeau à la main.) Ce gosse rossait Sam tous les jours, et tous les jours Sam s’en retournait pour lui chercher bagarre. Je vous le dis, il a fini par lui faire pisser le sang à ce gosse.
« Puis quand il a été plus âgé, à dix-sept ans peut-être, il montait les chevaux pour la foire là-bas, en août, et c’était connu qu’y avait guère mieux comme cavalier par tout le canton. Puis une fois un gars s’est amené, un gars de la ville de Denison, et il a battu Sam dans un match régulier, avec juges et tout. Je me rappelle que Sam a été si furieux qu’il a parlé à personne pendant deux jours.
« Il est de bonne souche, déclarait Jesse Croft à ses voisins. On a été pariai les premiers nous autres qu’ont poussé jusqu’ici, doit y avoir soixante ans de ça, et y a eu des Croft dans le Texas depuis plus de cent ans. Je suppose qu’y en avait qu’ont eu le même sale caractère que Sam. C est peut-être pour ça qu’ils ont poussé jusqu’ici. »
Chasser le cerf et se bagarrer et monter des chevaux à la foire fait un total d’heures qui ne dépasse pas une dizaine de jours dans l’année. Aussi il y a les autres choses, les longues et plates étendues de la plaine, les collines dans le lointain, les repas sans fin dans la vaste cuisine avec ses parents et ses frères et les contremaîtres de la ferme.
Il y a les conversations des cowboys dans leur dortoir. La molle, traînante sonorité des voix.
Je te le dis, cette petite môme elle va se rappeler de moi à moins qu’elle a été trop saoule.
Ce Nègre, après ça, je l’ai seulement regardé et j’y ai dit toi y en pas bon bâtard noir, et j’ai pris cette cognée et je l’a lui flanquée en travers sur la gueule. Mais le fils de pute il a même pas saigné beaucoup. Te peux aussi bien essayer de tuer un éléphant que de tuer un moricaud en lui tapant sur la tête.
Une putain ça fait pas bien mon affaire. Moi y faut que je tire mes cinq ou six coups avant que je suis content, et quand s’agit de le
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