Les Origines et la Jeunesse de Lamartine 1790-1812
petite dissipation d'esprit».
CHAPITRE II - LA CRISE LITTÉRAIRE. LE PREMIER AMOUR
Le 30 juin, Lamartine écrivait à Virieu :
«Et moi aussi, mon ami, ne te disais-je point que je voyais s'évanouir tous nos rêves ? Hélas ! il est trop vrai, que ferons-nous donc ? et pourquoi avons-nous tous deux ce je ne sais quoi dans l'âme qui ne nous laissera jamais un instant de repos avant que nous ne l'ayons satisfait ou étouffé ? est-ce un besoin d'attachement ou d'amour ? Non, j'ai été amoureux comme un fou, et ce cri de ma conscience ne s'est pas tu. J'ai toujours vu quelque chose avant et au-dessus de toutes les jouissances d'une passion même vraie et pure. Est-ce l'ambition ? pas tout à fait...
«...Je dis et je pense qu'il n'est qu'un vrai malheur : c'est de ne pas satisfaire toutes nos facultés, en un mot toutes les fois que nous le pouvons, fallût-il même de pénibles sacrifices. Quelqu'un qui me lirait s'imaginerait que je me fais de la morale ; mais toi, tu m'entends, tu me comprends. Es-tu d'accord de ce que je viens de dire là ? Oui, eh bien ! raisonnons là-dessus et venons à la pratique. Es-tu prêt ? je le suis, moi : nous allons faire notre code.
«Nous renonçons pour le moment à toutes prétentions exagérées, du moins elles ne seront plus l'unique mobile de nos actions. Nous n'écouterons que notre propre conscience qui nous dit : Travaillez pour donner les intérêts de ce que vous avez reçu ; travaillez pour être utiles si vous le pouvez ; travaillez pour connaître ce que vous êtes capables de voir dans la vie ; travaillez pour vous dire au dernier moment :
J'ai vécu peu, mais j'ai vécu assez pour observer et connaître tout ce que ce petit globe contient, tout ce qui était à ma portée ; j'ai sacrifié à ce désir de m'instruire une fortune précaire, quelques jouissances des sens, quelque chose dans la sotte opinion d'un certain monde ; si j'ai obtenu quelque gloire, tant mieux ! si je suis malgré cela resté ignoré, je m'en console, j'ai été utile à moi-même, j'ai accru mes idées, j'ai goûté de tout, j'ai vu les quatre parties du monde ; si je meurs dans un fossé de grande route, si mon corps n'est pas porté à l'église par quatre bedeaux et suivi d'une foule d'héritiers pleurant tout haut et riant tout bas, j'ai été aimé, je serai pleuré par un ou deux amis qui ont partagé mes peines, mes études et mes travaux ; et je rendrai à celui qui sans doute a fait mon esprit et mon âme un ouvrage perfectionné de mes mains. Mais votre patrie ?—Ce n'est plus qu'un mot, du moins en Europe.—Mais la société ?—Elle n'a pas besoin d'un financier, d'un usurier ou d'un boucher de plus et, en travaillant pour moi, peut-être aurai-je travaillé pour elle.»
Si ces lignes prouvent la parfaite clairvoyance avec laquelle Lamartine se jugeait à vingt ans, elles montrent également jusqu'à l'évidence le déplorable résultat moral de ces deux premières années d'indépendance dont il augurait tant au sortir de Belley. Certes, elles sont l'aveu des juvéniles chimères dont il s'est nourri jusqu'alors, et même leur amende honorable, mais avec de hautaines restrictions qui portent l'empreinte de la philosophie orgueilleuse et sentimentale de Rousseau. Cette nouvelle conception de l'existence, tout aussi littéraire que la première, est infiniment plus dangereuse : le doute, l'égoïsme et l'amertume en sont les conséquences inévitables.
Les premières désillusions de sa jeunesse sont vraiment insuffisantes pour motiver cet état d'âme du moment que des influences littéraires peuvent seules expliquer.
Il payait ainsi deux années d'un incessant vertige intellectuel contre lequel sa sensibilité et son imagination le laissaient désarmé ; livré à lui même, sans direction, sans contrôle, il n'avait eu guère d'autres ressources que les lectures pour occuper ses loisirs à Milly : l'abus qu'il en fit, leur choix, les conditions de sa vie, sa nature à la fois fiévreuse et mélancolique, tout le prédisposait à être une proie facile au mal littéraire qui ravagea sa génération [Les causes de ce «mal du siècle» sont surtout littéraires ; écartés pour la plupart de la guerre—seul mode d'activité qu'on connût alors,—ces jeunes gens se réfugièrent avec délices dans le monde des idées, ils lurent trop. Cf. Génie du Christianisme, chapitre du Vague des passions, et Ballanche, où le cas est prévu avec une
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