Les Origines et la Jeunesse de Lamartine 1790-1812
parfaite netteté, lorsqu'il dit : «Mon fils, vous portez dans votre sein une secrète inquiétude qui vous dévore. Les livres seuls vous ont tout appris. Les plus hautes conceptions des sages, qui pour y parvenir ont eu besoin de vivre de longs jours, sont devenues le lait des enfants.» (Le Vieillard et le jeune homme.) Cf. également une lettre de Lamartine après sa première lecture de Corinne.].
Ce que Lamartine dévora en trois ans—de 1808 à 1812—est prodigieux, et cela, pêle-mêle, sans plan organisé, au hasard des bibliothèques et des cabinets de lecture. Ici, la Correspondance devient véritablement précieuse pour la spontanéité des renseignements qu'elle nous fournit, puisque les impressions causées par le nouveau livre sont immédiatement traduites dans une lettre à Virieu, froidement ou avec enthousiasme, selon l'effet produit. Plus tard, soit dans ses préfaces, soit dans son Cours de littérature, il reviendra sur beaucoup de ces appréciations de la première heure : l'expérience de la vie, des raisons morales, politiques ou littéraires dont il ne se souciait pas alors modifièrent ses jugements de jeunesse ; mais la façon dont il les formula à vingt ans doit seule nous importer.
L'impression devait être d'autant plus profonde que Mme de Lamartine exerça longtemps un contrôle sévère sur les lectures de son fils, qui prenaient ainsi la valeur du fruit défendu.
Avec un pieux sentiment d'amour maternel, le poète qui sentit combien il avait été soumis aux influences littéraires lui fit plus tard une part qu'elle n'eut jamais dans sa direction intellectuelle : les Confidences, les Commentaires, certains passages remaniés du Manuscrit de ma mère la montrent lisant Homère, Tacite, Virgile, Mme de Sévigné, Fénelon, Molière, et même les tragédies de Voltaire.
La vérité est que Mme de Lamartine lisait peu par manque de temps d'abord, mais surtout par méfiance de soi-même et crainte de ce qu'elle appelle «de séduisantes idées fausses». Son Journal nous révèle ses préférences, qui vont à saint Augustin, à Bossuet, aux Chroniques de Joinville, à Fénelon, à La Fontaine, à Laharpe, à Mme de Genlis ; elle y puisait les principes moraux nécessaires à l'éducation de ses enfants, et ce sont là les auteurs le plus souvent nommés par elle.
Parfois, quelque nouveauté célèbre arrivait jusqu'à elle ; mais elle avait gardé de son éducation religieuse l'horreur de la littérature romanesque ou sentimentale, de «l'abominable philosophie destructrice de la religion». C'est ainsi que Chateaubriand lui paraîtra «trop passionné», Atala «capable d'échauffer la tête des jeunes gens», les Martyrs «loin d'être aussi bons moralement que beaucoup de gens le jugent». «En tout, dira-t-elle après la lecture du Génie, cet ouvrage qui est pourtant très bien me paraît un peu trop propre à exalter l'imagination.» Corinne sera pour elle «un roman invraisemblablement écrit et avec beaucoup de prétention» ; cependant elle s'y intéressera, «quoiqu'il y ait bien des choses à dire». De même, Roland Furieux qu'elle lira seulement en 1808, lui inspirera les réflexions suivantes : «Il y a des choses plaisantes, mais il y en a de mauvaises que je passe, et il ne faudrait pas que des jeunes gens le lisent».
Mais le xviiie siècle, surtout, sera pour elle un objet d'épouvante : elle interdira sévèrement à son fils les Mémoires de Mme Roland, «quoiqu'il en eût très grande envie» : «Je sais bien, ajoute-t-elle mélancoliquement, qu'il peut se procurer à mon insu tous les livres qu'il voudra, mais au moins je n'aurai pas à me reprocher de l'avoir autorisé à cela». «On se permet trop, dira-t-elle aussi, de lire toutes sortes de livres sous prétexte qu'il n'y a plus de danger : cela est fort mal fait.»
Elle ira plus loin encore : en 1813—Lamartine avait donc vingt-trois ans,—elle profita d'un de ses voyages à Paris pour brûler ses livres, et par hasard elle ouvrira l'Émile dont elle se laissera aller à lire quelques passages «qui sont superbes et m'ont fait du bien» ; mais bientôt le danger qu'elle a couru en s'abandonnant au charme de tant d'idées qu'elle sait condamnées, la remplit de terreur et elle terminera : «Cela me révolte, je brûlerai ce livre, malgré ce qu'il y a de bon, et la Nouvelle Héloïse aussi, bien plus dangereux encore parce qu'il anime davantage les passions et qu'il est plus séduisant».
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