Les Origines et la Jeunesse de Lamartine 1790-1812
Elvire et celui-ci répondit avec assez de désinvolture : Oui, c'était une excellente petite personne pleine de cœur et qui a bien regretté Alphonse ; mais elle est morte, la malheureuse ! elle l'aimait avec idolâtrie ! elle n'a pu survivre à son départ. Et Mme Charles, en rapportant ces paroles à Lamartine, ajoute : «Oh, mon Alphonse ! qui vous rendra jamais Elvire ? qui fut aimée comme elle ? qui le mérite autant ? Cette femme angélique m'inspire jusque dans son tombeau une terreur religieuse. Je la vois telle que vous l'avez peinte et je me demande ce que je suis pour prétendre à la place qu'elle occupait dans votre cœur».
De ceci on peut déduire que la fin de Graziella, tout au moins, est exacte ; mais Mme Charles ne s'exagérait-elle pas la passion de Lamartine pour la jeune fille ? Par Graziella, comme par elle plus tard, comme par toutes les femmes, il se laissa sans doute doucement adorer, avec quelque cruauté, et quitte à pleurer plus tard ce qu'il avait perdu.
Lamartine arriva à Naples le 1er décembre 1811 ; encore tout ébloui des merveilles de Rome, son intention était de n'y demeurer que peu de jours.
Logé chez un cousin de sa mère, M. Dareste de la Chavanne, directeur des Tabacs, il pensait s'y ennuyer. Mais, dix jours après son arrivée, il reconnut que Rome était dépassée. Les notes de voyage—«l'itinéraire» qu'il s'était imposé—furent abandonnées le 13 décembre, et ses lettres à Virieu montrent à l'évidence l'intensité voluptueuse des sensations nouvelles qu'il connut sous le ciel de Naples. Le 15 décembre, il écrit : «Je suis ici peut-être encore pour un petit mois, et qui sait ? peut-être plus. Je n'ai fait aucune économie parce que étant tout seul je n'ai pas le courage d'en faire. J'ai tout jeté par les fenêtres et je suis à sec.» Un mois après son arrivée il était encore soumis au charme, ce qui peut paraître rare chez lui. La lettre est trop révélatrice de cet état d'âme pour ne pas la citer :
«Sais-tu que dans ma belle indifférence j'étais tenté de ne pas venir à Naples ? J'aurais perdu le plus beau spectacle du monde entier qui ne sortira plus de mon imagination, j'aurais manqué ce qu'il y a de plus intéressant en Italie pour une tête faite comme la nôtre. Les mots me manquent pour te décrire cette ville enchantée, ce golfe, ces paysages, ces montagnes uniques sur la terre, cet horizon, ce ciel, ces teintes merveilleuses. Viens vite, te dis-je, et tu crieras plus haut que moi.
«Je suis solitaire, je vis seul, partout seul, avec mon domestique et un guide. Je suis monté seul au Vésuve, j'ai déjeuné seul dans l'intérieur du cratère, je suis allé seul à Pompéi, à Herculanum, à Pouzzoles, partout ; demain je vais seul à Baïa. Ah ! que n'es-tu ici ! Pourquoi le ciel a-t-il refusé à mes prières un compagnon tel que toi ? mais je me soumets et me tais. Respectons les décrets de cette Providence inconnue que je cherche toujours et que je crois sentir quelquefois, surtout dans le malheur, Qu'en penses-tu ?
«Je me trouve en ce moment-ci sans le sol et avec des dettes à Naples.
Je ne pourrai pas en partir si je ne trouvais pas une âme charitable qui eût la complaisance de me prêter quelques ducats. Je ne sais trop si je les trouverai. Je m'endors là-dessus et fais une dépense de fol en attendant. Tu ne saurais croire à présent à quel point je porte l'insouciance et l'imprévoyance partout, c'est l'air du pays : Je deviens un vrais lazzarone. J'ai gagné enfin le sommet élevé du haut duquel je vois tout sans que rien m'atteigne. Je dors, j'oublie le beau toscan, le majestueux romain, je parle napolitain, c'est une autre langue ; je ne fais rien, rien du tout, je lis à peine des bêtises que j'ai lues cent fois ; je ne vais ni dans la société ni même aux théâtres ; je ne suis plus qu'un lourd composé de paresse, de mollesse, de fierté et de petitesse, ça m'est égal.»
Ainsi Florence et ses monuments, Rome et ses ruines, tout le charme mélancolique de l'Italie, cédèrent, de son propre aveu, devant le paysage et le soleil de Naples, ce qu'il y a de plus intéressant en Italie pour une tête faite comme la nôtre. Ainsi la simple nature l'emporta cette fois sur le décor, mais toujours avec l'indispensable élément sans lequel à ses yeux toute jouissance était imparfaite : la solitude. Ainsi l'indifférence la plus absolue fit vite place à l'inquiétude de cet
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