Les pièges du désir
d’influence ici, au théâtre. Tu ne peux pas le traiter ainsi sans encourir de fâcheuses conséquences. Tu prétends vouloir réussir, mais en t’y prenant de cette façon, tu vas ruiner à la fois ta carrière et la mienne.
Ariana voulait le succès, c’était exact. Mais elle voulait réussir en tant qu’actrice. Pas en servant de jouet à Tranville.
Daphné Blane, elle, ne vivait que par l’adoration que lui vouaient les hommes. Sa carrière de comédienne s’était essentiellement construite sur son habileté à se mettre en valeur, et sa renommée provenait davantage du nombre de ses liaisons que des rôles qu’elle avait tenus sur scène.
Ses efforts pour gagner l’attention des plus prestigieux aristocrates de son temps lui avaient laissé peu de temps pour s’occuper de sa fille. Ariana avait été quasiment élevée par les autres comédiens, et s’était vu confier dès l’enfance de petits rôles de figurante. Le théâtre… C’était là qu’elle s’était toujours sentie la plus heureuse. Elle l’aimait tant qu’elle aurait été prête à jouer n’importe quel rôle pour le seul plaisir de monter sur scène et de faire partie de ce petit monde.
Quant à se vendre à quelque admirateur libidineux, il n’en était pas question, cela dût-il aider sa carrière. Si c’était là le prix du succès, il était trop élevé pour elle, et surtout trop malhonnête. Elle voulait s’élever par ses propres mérites, rien d’autre. Si elle obtenait les meilleurs rôles, les articles les plus élogieux et les applaudissements les plus fournis, ce serait parce que son jeu le méritait.
Malgré tout, sa mère avait raison au moins sur un point. Même si elle n’avait pas la moindre intention de partager le lit de Tranville, elle ne devait pas se l’aliéner complètement. Au théâtre, il pouvait exercer son influence pour le meilleur et pour le pire.
Elle se retourna pour affronter le regard de sa mère.
– Tranquillise-toi. Lord Tranville ne sera pas le premier que je saurai tenir à sa place.
– Dix-huit ans et déjà experte avec les hommes ? railla Daphné, les mains sur les hanches.
– J’ai vingt-deux ans, maman. Plus que tu n’avais toi-même quand tu m’as mise au monde.
– Eh bien, on peut être tout aussi stupide à vingt-deux ans qu’à dix-huit ! Si j’avais eu un peu plus de jugeote, tu n’aurais jamais vu le jour.
Ariana déglutit. Puis elle sourit pour cacher sa blessure.
– Que veux-tu ? Tes fautes m’enseignent ce que je ne dois pas faire !
Daphné haussa les épaules, les yeux fixés sur un arbre en carton-pâte qui semblait traverser seul l’embrasure de la porte. Le décor de l’acte II.
– Très bien. Tranville assiste à la représentation de ce soir. Tâche de te montrer aimable avec lui dans la Green Room.
Ariana se retourna vers le miroir et trempa une large houppette de cygne dans le poudrier.
– Je suis toujours charmante avec les gentlemen.
Seulement elle ne couchait pas avec eux…
– Ah, vous voilà, Daphné ! s’écria tout à coup Arnold, dont la silhouette massive apparut sur le seuil. Toujours aussi ravissante, ma chère…
L’interpellée eut un sourire radieux.
– Flatteur ! Comment pourrais-je être jolie, habillée ainsi en matrone ?
– Rien ne peut diminuer votre beauté, assura-t–il.
Il lui pressa la main et jeta un coup d’œil à Ariana.
– Savez-vous que votre fille a hérité de chaque parcelle de votre charme ? Elle fait une délicieuse Juliette. Et quel talent d’actrice ! Vous devez être fière d’elle.
Daphné souriait toujours, mais Ariana surprit un éclat de dureté dans son regard.
– Fière ? Oh, oui ! J’ai toutes les raisons de l’être, n’est-ce pas ?
***
Il était encore tôt le lendemain quand un messager réveilla Jack pour lui remettre un premier acompte de la part de Tranville. Cette somme généreuse lui permettrait du moins de renouveler ses fournitures. Il se rendit à pied à Ludgate Hill, chez Thomas Clay, où l’on trouvait les meilleurs pigments, et en acheta assez pour plusieurs tableaux. Puis il revint à temps pour arranger l’atelier avant l’arrivée d’Ariana.
En attendant la jeune fille, il examina les divers dessins qu’il avait faits d’elle de mémoire, y compris ceux qu’il avait réalisés après leur première et furtive rencontre. La veille au soir, il avait rempli
Weitere Kostenlose Bücher