Les pièges du désir
qui avait quelques répliques et un combat à l’épée dans l’acte I. Lorsqu’il eut achevé de jouer, il rejoignit Jack pour regarder avec lui le reste de la pièce.
– Juliette est excellente, murmura-t–il. La meilleure que j’aie jamais vue. Cela n’a rien d’étonnant, elle a de qui tenir. Ariana est la fille de Daphné Blane.
Il rit en sourdine.
– On dit que Daphné ne sait pas elle-même lequel de ses nombreux amants de l’époque est le père de la petite.
Jack haussa les sourcils. Nul n’ignorait que les comédiens avaient des mœurs relâchées et ne pouvaient prétendre se mêler à la bonne société. Mais tout de même, l’histoire d’Ariana lui semblait bien triste…
Il la regarda évoluer sur scène, jouant les filles tendrement chéries. Elle était fort convaincante en adolescente naïve et confiante qu’on allait bientôt plonger dans le chaudron de la passion et du conflit familial. Mais il l’avait vue tout aussi crédible lorsqu’elle avait posé en Cléopâtre, reine courtisane, rusée et sensuelle.
S’il tenait à faire son portrait, c’était aussi pour révéler ce qu’il y avait d’unique en elle. Son côté direct, courageux et déterminé.
Il se rembrunit tout à coup. Qu’est-ce qui lui disait que ce n’était pas simplement le rôle qu’elle jouait avec lui ? Avec Tranville, elle se montrait peut-être sous un tout autre jour…
Il se passa une main dans les cheveux. Que lui importait, après tout ? Il s’agissait d’une commande, rien de plus. On ne lui demandait rien d’autre que de brosser un portrait convenable.
Il entendait résonner sur la scène la voix de Juliette :
« Ma bonté est sans limites comme la mer, mon amour aussi profond. Plus je te donne, plus je possède, car les deux sont infinis. »
Jack ferma les yeux, les sens incendiés par ces vers. Depuis son retour d’Espagne, il s’était soigneusement blindé contre la déception, le chagrin et l’horreur. Ariana menaçait de faire une percée dans ses défenses, de lui faire éprouver, de nouveau, des sentiments.
Son compagnon pouvait sans doute l’introduire dans la Green Room, pour peu qu’il le lui demande. Mais Tranville risquait d’être là. Il ne pourrait pas supporter de le voir faire le joli cœur auprès d’Ariana.
***
La pièce s’acheva, et le nouvel ami de Jack alla rejoindre ses camarades pour saluer le public. Il revint ensuite vers Jack et l’invita, non dans la Green Room, mais à la taverne, pour prendre une chope de plus. Quelques jeunes comédiens se joignirent à eux.
En sortant du théâtre, Jack passa si près d’Ariana qu’il aurait pu la toucher. Mais elle était si accaparée par sa mère qu’elle ne le vit pas. Jack laissa passer l’occasion…
A la taverne, il se contenta d’observer son compagnon au milieu des autres acteurs. Jack était inclus dans toutes les tournées, mais il ne faisait pas vraiment partie de leur cercle. La boisson les rendait plus prompts au rire, à la colère et au sentimentalisme. Il enregistra les diverses expressions de leur visage, leurs gestes et leurs postures, sur le fond sépia projeté par la faible lumière de l’établissement.
Sentant les brumes de l’alcool lui tourner légèrement la tête, il finit par prendre congé d’eux et se retrouva bientôt dans la rue. Il s’engagea dans un passage étroit et sombre, où les échos qui s’échappaient de la taverne résonnaient entre les murs de brique.
Et soudain, ce fut comme s’il était de nouveau à Badajoz. Les silhouettes sombres qui traversaient la venelle devant lui ou se tenaient debout sur le seuil des maisons semblaient prêtes à l’attaquer. Les éclats de joie bon enfant montant des cabarets se confondaient avec les rires déments de la citadelle espagnole. Les vociférations des ivrognes se muaient en hurlements.
Il se plaqua contre le mur froid d’une bâtisse et se boucha les oreilles.
Tu n’es pas à Badajoz ! se répéta-t–il. Las, ses sens refusaient de le croire. Son cœur cognait dans sa poitrine, ses muscles se raidissaient. Une voix dans sa tête lui cria : Vite, sauve-toi !
Il se mit à courir, fuyant des visions de carnage, de brutalité et de violence…
Ses poumons le brûlaient lorsqu’il atteignit enfin son atelier et tira sa clé de sa poche. Haletant, il ouvrit la porte et se précipita à l’intérieur. Les visions étaient toujours là – les
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