Les Piliers de la Terre
Eux, ils ont l’impression de travailler pour
rien, de nous rendre un grand service. Si nous nous montrons ingrats, ils
travailleront lentement, mal, ou pas du tout. Il vaut mieux les mener d’une
main légère. »
Il surprit
le regard de Philip et vit que le prieur réprimait un sourire. « Très
juste, dit celui-ci. Si nous les traitons bien, nos volontaires seront heureux,
l’atmosphère détendue – ce qui fera sur l’évêque Henry une impression
positive. » Il fit le tour des moines assemblés. « S’il n’y a plus de
question, commençons. »
Sous la
protection du prieur Philip, Aliena avait connu une année de sécurité et de
prospérité. Elle et son frère avaient parcouru la campagne, achetant ici et là
des toisons aux paysans, pendant tout le printemps et l’été passés, toisons
qu’ils vendaient à Philip chaque fois qu’ils avaient un sac plein. Ils avaient
terminé la saison avec cinq livres d’argent.
Leur père
était mort quelques jours à peine après leur visite, ce qu’Aliena n’avait
appris qu’à Noël. Grâce à de nombreux pots de vin, payés avec son argent si
durement gagné, elle avait retrouvé sa tombe dans le cimetière des pauvres à
Winchester. Là, devant cette simple sépulture, elle pleura beaucoup, pas
seulement pour lui mais pour la vie qu’ils avaient menée ensemble, une vie
exempte de risques et de soucis, une vie qu’elle ne retrouverait jamais plus.
Elle lui avait dit adieu avant sa mort : en quittant la prison, elle
savait qu’elle ne le reverrait jamais. D’un autre côté, il ne la quittait pas,
car elle était liée par le serment qui déterminait sa vie et qu’elle était
résignée à exécuter de son père pour respecter la volonté de son père.
Durant
l’hiver, Richard et Aliena vécurent dans une petite maison adossée au mur du
prieuré de Kings-bridge. Ils construisirent une charrette en achetant les roues
au charron de Kings-bridge, et au printemps ils firent acquisition d’un jeune
bouf pour la tirer. La saison de la tonte battait maintenant son plein et déjà
ils avaient gagné plus que le prix du bœuf et de la charrette neuve. L’année
suivante, Aliena envisageait d’employer un homme pour l’aider. Il serait temps
de chercher pour Richard un poste de page dans la maison d’un petit seigneur où
il commencerait son apprentissage de chevalier.
Tous ses
projets, tout son avenir dépendaient du prieur Philip.
Comme une
fille de dix-huit ans sans protection, elle était encore une proie facile pour
les voleurs et pour bien des marchands. Elle avait tenté sa chance auprès des
négociants de Shiring et de Gloucester, juste pour voir comment ils
réagiraient, et, comme la première fois, on lui avait offert moitié prix. Le
but qu’elle poursuivait en secret, c’était de posséder un jour son propre
magasin et de vendre tout son stock aux acheteurs flamands ; mais ce
temps-là était encore loin. En attendant, pensa-t-elle une fois de plus, elle
dépendait de Philip.
Et la
position du prieur était devenue précaire.
Richard ne
voulait pas travailler sur le chantier de la cathédrale le dimanche de
Pentecôte, mais Aliena l’avait sermonné et forcé à accepter. Peu après le lever
du soleil, tous deux firent les quelques pas qui les séparaient de l’enclos du
prieuré. Presque tout le village était déjà là : trente ou quarante
hommes, certains avec leurs épouses et leurs enfants. D’abord Aliena s’étonna
de tant de bonne volonté, puis réfléchit que le prieur Philip était leur
seigneur et que, quand un seigneur demande des volontaires, on est probablement
mal avisé de refuser. Au cours de l’année précédente, elle avait beaucoup
élargi son expérience et sa connaissance du genre humain. Tandis que Tom le
bâtisseur donnait leurs instructions aux villageois, Richard rejoignit Alfred,
le fils de Tom. Ils avaient à peu près le même âge, à un an près, et ils
jouaient au ballon avec les autres garçons du village chaque dimanche. La
petite fille, Martha, était là aussi, mais la femme, Ellen, et le drôle de
petit garçon aux cheveux roux avaient disparu. Aliena se rappelait l’époque où
Tom et sa famille étaient apparus à Earlscastle, sans ressources alors. Et,
comme elle, ils avaient été sauvés par le prieur Philip.
On donna
une pelle à Aliena et à Richard et on leur montra où creuser. La terre était
humide, mais le soleil ne tarderait pas à sécher la surface. Aliena
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