Les Piliers de la Terre
Jack se cantonnait dans sa grotte de la forêt parce qu’elle était
réputée sorcière.
De temps
en temps, Jack éprouvait une bouffée d’exaspération. Quand lui permettrait-on
enfin d’épouser Aliena ? Il restait allongé sans dormir dans son lit à
écouter Martha ronfler dans la chambre voisine, en se disant : j’ai
vingt-huit ans, pourquoi dois-je dormir seul ? Le lendemain, il était
d’une humeur massacrante avec le prieur Philip, rejetant toutes les suggestions
et les demandes du chapitre en les jugeant impraticables ou trop coûteuses,
refusant d’envisager des compromis, buté et brutal. Philip alors l’évitait quelques
jours et laissait la tempête se calmer.
Aliena,
elle aussi, souffrait et c’était Jack qui en faisait les frais. Elle se
montrait impatiente et intolérante, critiquant tout ce qu’il faisait, mettant
les enfants au lit dès son arrivée, prétendant qu’elle n’avait pas faim
lorsqu’il mangeait. Au bout d’un jour ou deux de cette humeur, elle éclatait en
sanglots en s’excusant et ils étaient de nouveau heureux jusqu’à l’explosion
suivante, quand la tension devenait trop forte.
Jack
servit un peu de bouillon dans une écuelle et commença de dîner. « Devine
qui est venu sur le chantier ce matin ? dit-il. Tu ne trouveras jamais.
Alfred. »
Martha
laissa tomber le couvercle de la marmite sur la pierre de l’âtre avec un grand
fracas. Jack lut la crainte sur son visage. Il se tourna vers Aliena et vit
qu’elle aussi avait pâli.
« Que
fait-il à Kingsbridge ? interrogea celle-ci.
— Il
cherche du travail. La famine a appauvri les marchands de Shiring, j’imagine,
et ils ne font plus construire de maisons de pierre comme autrefois. Il a
congédié son équipe et n’arrive pas à trouver de travail pour lui-même.
— J’espère
que tu l’as jeté dehors ! s’exclama-t-elle.
— Il
m’a demandé en souvenir de Tom de l’engager », répondit Jack, un peu
nerveux. Il ne s’attendait pas à la réaction si violente des deux femmes.
« Au fond, je dois tout à Tom.
— Damnation !
s’écria Aliena, consternée.
— En
tout cas, dit Jack, je l’ai engagé.
— Non !
hurla Aliena. Comment as-tu pu ? Tu ne peux pas le laisser revenir à
Kingsbridge… ce démon ! »
Sally se
mit à pleurer. Tommy regardait sa mère en ouvrant de grands yeux. « Alfred
n’est pas le diable, protesta Jack. C’est un homme affamé, sans le sou. Je l’ai
aidé en souvenir de son père.
— Tu
ne le plaindrais pas s’il t’avait forcé à dormir par terre au pied de son lit
comme un chien pendant neuf mois.
— Il
m’a fait pire… Demande à Martha.
— Et
à moi aussi, renchérit Martha.
— J’ai
estimé, conclut Jack, que l’état de déchéance où il se trouve suffit à me
venger.
— Eh
bien, pas moi ! tonna Aliena. Par le Christ, tu es un fieffé imbécile,
Jack Jackson. Il y a des moments où je remercie Dieu de ne pas t’avoir
épousé. »
Jack
détourna la tête. Il savait qu’elle n’en pensait rien, mais c’était quand même
assez déplaisant à entendre. Il reprit sa cuiller et se mit à manger. Aliena
caressa la tête de Sally et lui mit un bout de carotte dans la bouche. L’enfant
s’arrêta de pleurer.
Tommy
fixait toujours Aliena, bouche bée et effrayé. « Mange, Tommy, ordonna
Jack. C’est bon. »
Ils
terminèrent leur dîner en silence.
L’année où
les transepts furent terminés, au printemps, le prieur Philip alla dans le Sud
faire une tournée des propriétés du monastère. Après trois mauvaises années
consécutives, il avait besoin d’une bonne récolte et tenait à vérifier dans
quel état se trouvaient les fermes.
Il
emmenait Jonathan. L’orphelin du prieuré était maintenant un grand jeune homme
de seize ans, un peu gauche mais intelligent. Comme Philip au même âge, il
n’avait pas le moindre doute sur ce qu’il voulait faire de sa vie : il
avait achevé son noviciat, prononcé ses vœux et il était devenu frère Jonathan.
Comme Philip, il s’intéressait aussi à l’aspect matériel du service de Dieu et
il servait d’assistant à Cuthbert le Chenu, le vieux cellérier. Philip était
fier de lui : il était dévot, travailleur et aimé de tous.
Les deux
hommes étaient escortés de Richard, le frère d’Aliena, qui avait fini par
trouver sa place à Kingsbridge. Une fois les murailles de la ville achevées et
consolidées, Philip avait suggéré à la
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