Les Piliers de la Terre
cathédrale du monde. A côté de moi,
Alfred est pauvre, affamé et sans travail. N’est-ce pas une vengeance
suffisante ?
Non, se
dit-il.
Puis la
raison lui revint.
« Très
bien, fit-il. Je t’engage en mémoire de Tom.
— Merci,
répondit Alfred, le visage impénétrable. Est-ce que je dois commencer tout de
suite ? »
Jack
acquiesça. « Nous sommes en train de poser les fondations de la nef, tu
n’as qu’à nous rejoindre. »
Alfred lui
tendit la main. Jack hésita un instant, puis la serra. Il avait toujours sa
poigne robuste.
Alfred
parti, Jack resta à contempler ses dessins sans les voir. Avait-il pris la
bonne décision ? La voûte d’Alfred s’était effondrée, aussi ne lui
confierait-il pas des travaux difficiles comme la construction d’une voûte ou
d’un arc : des murs droits et des sols, c’était là son domaine.
Jack
réfléchissait encore quand la cloche de midi sonna le dîner. Les maçons mariés
rentraient chez eux et les célibataires prenaient leurs repas dans la loge. Sur
certains chantiers, on fournissait la nourriture pour éviter les retards à la
reprise du travail, l’absentéisme et l’abus d’alcool ; mais le menu des
moines était souvent frugal et la plupart des travailleurs préféraient se
débrouiller par eux-mêmes. Jack habitait la vieille maison de Tom le bâtisseur
avec Martha, sa demi-sœur, qui lui tenait lieu de gouvernante. Elle s’occupait
aussi de Tommy et du second enfant de Jack, une fille prénommée Sally, quand
Aliena avait du travail. Enfin, d’ordinaire, elle préparait le dîner de Jack et
des enfants ; Aliena parfois venait les rejoindre.
Jack
quitta l’enclos du prieuré et marcha d’un pas vif. En chemin, une pensée le
frappa. Alfred comptait-il revenir s’installer dans la maison avec
Martha ? Après tout, c’était sa sœur. Jack n’avait pas pensé à ce risque
en engageant Alfred.
Supposition
stupide, se dit-il après réflexion. L’époque où Alfred faisait la loi était
passée depuis longtemps. Le maître bâtisseur de Kingsbridge, c’était Jack et,
s’il interdisait à Alfred de s’installer dans la maison, Alfred ne
transgresserait pas son ordre.
Pourtant,
il s’attendait presque à le trouver assis à la table de la cuisine et il fut
soulagé de voir qu’il n’en était rien. Aliena surveillait le repas des enfants
tandis que Martha remuait le contenu d’une marmite sur le feu. Le fumet du
ragoût d’agneau faisait venir l’eau à la bouche.
Il posa un
rapide baiser sur le front d’Aliena. Elle avait trente-trois ans maintenant,
mais elle paraissait toujours dix ans de moins. Ses cheveux formaient la même
abondante masse de boucles brunes, elle avait la même bouche généreuse, les
mêmes magnifiques yeux sombres. On ne voyait les effets du temps et des
grossesses que lorsqu’elle était nue : sa superbe poitrine s’était un peu
alourdie, ses hanches et son ventre n’avaient plus leur minceur juvénile.
Jack jeta
un regard affectueux aux enfants : à neuf ans, Tommy était un robuste
garçon aux cheveux roux, grand pour son âge, qui engloutissait son ragoût comme
s’il n’avait pas mangé depuis une semaine ; Sally, sept ans, avait les
boucles brunes de sa mère et un sourire qui révélait un creux entre les dents
de devant. Chaque matin, Tommy allait à l’école au prieuré pour apprendre à
lire et à écrire, mais, comme les moines n’acceptaient pas les filles. Aliena
donnait elle-même des leçons à Sally.
Jack
s’assit pendant que Martha retirait la marmite du feu pour la poser sur la
table. Quelle fille étrange, pensa Jack. Elle avait maintenant vingt ans
passés, mais ne semblait pas du tout s’intéresser au mariage. Elle avait
toujours été attachée à Jack et semblait parfaitement satisfaite de lui servir
de gouvernante. Jack, sans aucun doute, présidait à la plus originale maisonnée
du comté. Aliena et lui étaient deux des principaux notables de la ville :
lui le maître bâtisseur de la cathédrale, et elle la plus grande fabricante de tissu
en dehors de Winchester. Tout le monde les traitait comme mari et femme, il
leur était défendu pourtant de passer leurs nuits ensemble et ils habitaient
des maisons séparées. Aliena avec son frère, Jack avec sa demi-sœur. Tous les
dimanches après-midi et chaque jour férié, ils disparaissaient et tout le monde
savait ce qu’ils faisaient, sauf, bien sûr, le prieur Philip. Pendant ce temps,
la mère de
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