Les Piliers de la Terre
jours de fête des saints et
réclameraient un quota assuré de promotions. »
Il avait
raison, bien sûr. « Mais n’est-ce pas raisonnable ? demanda Jack.
— Bien
sûr que c’est raisonnable, répliqua Philip avec agacement. Mais il se trouve
qu’il n’y a tout bonnement pas de place pour des demi-mesures. Je crains déjà
que mes dispositions ne soient insuffisantes, je ne peux pas faire de
concessions.
— Très
bien », dit Jack. Philip n’était décidément pas d’humeur à envisager le
moindre compromis. « a-t-il autre chose ? interrogea-t-il froidement.
— Oui.
Cesse tes achats. Épuise tes stocks de pierre, de fer et de bois.
— Mais
nous avons le bois gratis ! protesta Jack.
— Il
faut quand même payer son transport jusqu’ici.
— Exact.
Très bien. » Jack se dirigea vers la fenêtre pour regarder les pierres et
les troncs d’arbres entassés dans l’enceinte du prieuré. Un réflexe machinal
car il savait parfaitement ce qu’il avait en stock. « Ce n’est pas un
problème, assura-t-il après un instant. Avec des effectifs réduits, nous avons
assez de matériaux pour durer jusqu’à l’été prochain. »
Philip eut
un sourire las. « Rien ne nous dit que nous engagerons des travailleurs
l’été prochain. Tout dépend du prix de la laine. Tu ferais mieux de prévenir
les ouvriers. »
Jack hocha
la tête. « Ça va si mal que ça, alors ?
— Pire
que tout ce que j’ai connu. Ce qu’il faut à ce pays, c’est trois années de beau
temps. Et un nouveau roi.
— Amen »,
fit Jack.
Philip
regagna sa maison. Jack passa la matinée à se demander comment se débrouiller
de ces changements. Il y avait deux façons de bâtir une nef : travée par
travée, en commençant à la croisée et en progressant vers l’ouest ; ou
bien assise par assise, en construisant d’abord la base de la nef tout entière
et en montant. La seconde méthode était plus rapide mais exigeait davantage de
maçons. C’était celle que Jack avait compté utiliser. A présent il lui fallait
revenir sur sa décision. Bâtir travée par travée convenait mieux à des
effectifs réduits et présentait un autre avantage : les modifications
qu’il apporterait à ses plans pour tenir compte de la résistance au vent
seraient mises à l’épreuve partiellement avant d’être appliquées à l’ensemble
du bâtiment.
Il
s’interrogeait sur les effets à long terme de la crise financière. Le travail
ralentirait de plus en plus au long des années. Tristement, il s’imaginait
vieux, grisonnant, affaibli, bientôt enseveli dans le cimetière du prieuré à
l’ombre d’une cathédrale inachevée, symbole de son échec.
Quand la
cloche de midi sonna, il se rendit à la loge des maçons. Les hommes
s’apprêtaient à boire leur bière et manger leur fromage. Jack remarqua pour la
première fois que beaucoup d’entre eux n’avaient pas de pain. Il demanda aux
maçons qui d’ordinaire rentraient chez eux pour dîner de rester un moment.
« Le prieuré est à court d’argent, annonça-t-il tout de go.
— Je
n’ai jamais connu un monastère à qui ça n’arrive pas tôt ou tard »,
observa un vieux maçon.
On
l’appelait Edward Deux Nez, car il avait une verrue sur le visage presque aussi
grosse que son nez. C’était un bon sculpteur qui avait l’œil pour les courbes
exactes et à qui Jack avait toujours recours pour l’arrondi des piliers et des
tambours. « Il faut reconnaître, poursuivit Jack, que ce couvent gère son
argent mieux que la plupart des autres. Mais le prieur Philip ne peut rien
contre les tempêtes et les mauvaises récoltes. Il lui faut donc réduire ses
dépenses. Tout d’abord, nous cessons les achats de pierres et de bois. »
Les
artisans des autres loges s’étaient rapprochés pour l’écouter. L’un des vieux
charpentiers, Peter, observa : « Le bois que nous avons ne durera pas
l’hiver.
— Si,
répliqua Jack. Nous allons construire plus lentement, parce que nous aurons
moins d’artisans. Les licenciements d’hiver commencent aujourd’hui. »
Il comprit
aussitôt qu’il s’y était mal pris. Les protestations jaillissaient de tous
côtés. J’aurais dû leur annoncer la nouvelle en douceur, songea-t-il. Mais il
n’avait pas l’expérience de ce genre de choses. Il était maître depuis sept
ans, sept ans sans la moindre crise financière.
La voix
qui dominait le tumulte était celle de Pierre Paris, un des maçons
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