Les Piliers de la Terre
qu’on peut payer ce prix pour notre indépendance. C’est
cela, ou William.
— Le
roi Stephen nous accordera-t-il facilement le statut de commune ?
— Tout
dépend du prix que nous y mettrons. S’il refuse, peut-être Henry acceptera-t-il
lorsqu’il deviendra roi. »
Ils
enfourchèrent leurs chevaux et s’éloignèrent, aussi abattus l’un que l’autre.
Ils franchirent la porte et passèrent devant le tas d’ordures qui occupait le
terrain vague, juste à la sortie de la ville. Quelques misérables cherchaient
dans les détritus ce qu’ils pourraient manger, porter ou brûler pour se
chauffer. Philip leur jeta machinalement un coup d’œil et subitement s’arrêta.
Une haute silhouette familière se penchait sur un tas de chiffons.
« Regarde »,
dit Philip à Jonathan, qui suivit son regard. « Remigius ! »
dit-il d’une voix étouffée. Waleran et William auraient jeté Remigius à la
porte ? Bien sûr, en l’absence de fonds pour bâtir leur église, ils
n’avaient plus besoin de lui. Remigius avait trahi Philip, trahi le prieuré et
trahi Kingsbridge, dans le seul espoir de devenir doyen de Shiring. Mais la
récompense qu’il convoitait s’était transformée en cendres.
Philip
tourna bride et s’avança sur le terrain vague, Jonathan à sa suite. Une
insoutenable puanteur se répandait comme un brouillard. Philip constata que
Remigius était d’une maigreur squelettique. Son habit était raide de crasse et
il avait les pieds nus. Il avait passé au prieuré de Kingsbridge toute sa vie
adulte, jusqu’à soixante ans ; personne ne lui avait jamais appris à se
débrouiller dans un monde difficile. Philip le vit tirer des détritus une paire
de chaussures de cuir. Il y avait de grands trous dans les semelles, mais
Remigius les contemplait avec l’expression d’un homme qui vient de trouver un
trésor. Et il allait les essayer lorsqu’il aperçut Philip.
Il se
redressa. On lisait sur son visage la lutte entre la honte et l’arrogance.
« Alors, vous êtes venu vous réjouir du spectacle ? lança-t-il.
— Non »,
répondit Philip d’une voix douce. Son vieil ennemi offrait un tableau si
pitoyable que Philip n’éprouvait pour lui que compassion. Le prieur mit pied à
terre et tira une flasque de sa sacoche de selle. « Je suis venu vous
offrir un verre de vin. »
Remigius
aurait voulu refuser, mais la tentation était trop forte. Il n’hésita qu’un
moment, puis saisit la flasque qu’il renifla avec méfiance avant de commencer à
boire ; après quoi il ne s’arrêta que lorsque le flacon fut vide.
Philip lui
reprit la flasque et la rangea dans sa sacoche. « Il vaut mieux manger un
peu aussi », conseilla-t-il en lui tendant un morceau de pain.
Remigius
ne se fit pas prier. De toute évidence il n’avait pas mangé depuis des jours et
n’avait sans doute pas fait un repas convenable depuis des semaines. Philip
l’observait avec tristesse. « Voulez-vous revenir ? » proposa le
prieur simplement.
Il vit
Jonathan sursauter. Comme la majorité des moines, Jonathan espérait bien ne
jamais revoir Remigius. Il ne comprenait sûrement pas l’attitude de Philip.
L’ancien
Remigius reparut avec toute son insolence lorsqu’il dit :
« Revenir ? A quel poste ? »
Philip
secoua la tête d’un air de regret. « Remigius, vous n’aurez jamais aucun
poste dans mon prieuré. Revenez comme une simple et humble moine. Demandez à
Dieu de pardonner vos péchés et consacrez le restant de vos jours, dans la
prière et la contemplation, à préparer votre âme pour le paradis. »
Remigius
renversa la tête en arrière et Philip attendit un refus méprisant. Le moine
ouvrit la bouche, la referma et baissa les yeux. Philip, immobile et
silencieux, se demandait ce qui allait sortir de cet être pétri d’orgueil. Il y
eut un long silence. Quand Remigius releva la tête, il avait le visage
ruisselant de larmes. « Oui, père, je vous en prie, dit-il. Je veux
rentrer. »
Philip ne
contint pas sa joie. « Alors venez, s’écria-t-il. Montez sur mon
cheval. »
Remigius
hésita, déconcerté.
« Père,
protesta Jonathan, que faites-vous ?
— Allons,
reprit Philip à l’adresse de Remigius, faites ce que je vous dis. »
Jonathan
était scandalisé. « Mais, père, comment allez-vous voyager ?
— A
pied, répliqua Philip avec entrain. Il faut bien que l’un de nous le fasse.
— Que
Remigius aille à pied, alors ! riposta
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