Les Piliers de la Terre
dans le petit abri de Paul. « Réchauffe-toi
les pieds là-dessus », dit-il en lui tendant la pierre brûlante enveloppée
dans le cuir. « Quand elle se refroidira, ôte l’enveloppe et pose les
pieds directement sur la pierre. Ça devrait durer jusqu’à la tombée de la
nuit. » Frère Paul se montra éperdument reconnaissant. Il ôta ses sandales
et posa aussitôt les pieds sur le paquet. « Je sens déjà la douleur qui se
calme, dit-il.
— Si
tu remets la pierre ce soir dans le feu de la cuisine, elle sera de nouveau
chaude demain matin, dit Philip.
— Frère
Milius ne protestera pas ? fit Paul nerveusement.
— Je
te le garantis.
— Vous
êtes très bon, frère Philip.
— Ce
n’est rien. » Il partit avant que les remerciements de Paul deviennent
embarrassants. Après tout, ce n’était qu’une pierre chaude.
Il revint
au prieuré, passa dans le cloître, se lava les mains au bassin de pierre de
l’allée sud, puis entra dans le réfectoire. Un des moines lisait tout haut
derrière un pupitre. On était censé souper en silence, à l’écoute de la
lecture, mais le bruit d’une quarantaine de moines occupés à manger formait un
murmure constant d’autant plus que, malgré la règle, on entendait pas mal de
chuchotements. Philip se glissa à une place vide au bout d’une des longues
tables. Le moine assis à côté de lui dévorait de fort bon appétit. Il surprit
le regard de Philip et murmura : « Il y a du poisson frais
aujourd’hui. »
Philip
acquiesça. Son estomac grondait.
« Il
paraît que vous avez du poisson frais tous les jours dans votre communauté de
la forêt », dit le moine avec une pointe d’envie dans la voix.
Philip
secoua la tête. « Tous les deux jours nous avons de la volaille »,
chuchota-t-il.
Le moine
écarquilla les yeux. « Ici, c’est du poisson salé, six fois par
semaine. »
Un
serviteur mit devant Philip une épaisse tranche de pain en guise d’assiette,
puis posa dessus un poisson qui sentait bon les herbes de frère Milius. Philip
en avait l’eau à la bouche. Il s’apprêtait à attaquer le mets avec son couteau
quand un moine, à l’autre bout de la table, se leva et le montra du doigt.
C’était le prévôt, le responsable de la discipline. Philip soupira : Quoi
encore ?
Le prévôt
rompit la règle du silence, ainsi que c’était son droit : « Frère
Philip ! » Les autres moines s’arrêtèrent de manger et le silence se
fit dans la salle.
Philip
suspendit son geste, le couteau levé.
« La
règle, dit le prévôt, interdit aux retardataires de prendre leur souper. »
Philip
gémit. Décidément, il ne faisait rien de bien aujourd’hui. Il reposa son
couteau, rendit la tranche de pain et le poisson au serviteur et courba la tête
pour écouter la lecture.
Durant la
période de repos, après le souper, Philip se rendit au magasin situé derrière
la cuisine pour parler à Cuthbert le Chenu, le cellérier. C’était une grande
caverne sombre, avec de courts piliers épais et de minuscules fenêtres. L’air
était sec et plein d’odeurs : le houblon et le miel, les vieilles pommes
et les herbes desséchées, le fromage et le vinaigre. On y trouvait d’ordinaire
frère Cuthbert, car ses tâches ne lui laissaient guère de temps pour les services,
ce qui lui convenait parfaitement : en homme habile et pratique, il ne
portait guère d’intérêt à la vie spirituelle. Le cellérier était la
contrepartie matérielle du sacristain : Cuthbert devait répondre à tous
les besoins pratiques des moines, en rassemblant le produit des fermes et des
granges du monastère pour aller au marché acheter ce que les moines et leurs
employés ne pouvaient fournir eux-mêmes. Ce poste nécessitait le sens du calcul
et de la prévision. Cuthbert ne s’en acquittait pas seul : Milius, le
cuisinier, était responsable de la préparation des repas, et un chambellan
s’occupait des vêtements des moines. Ils travaillaient tous deux sous les
ordres de Cuthbert. De plus, trois autres moines se trouvaient théoriquement
sous son contrôle tout en jouissant d’une certaine indépendance : le
maître d’hôtellerie, l’infirmier, qui s’occupait des moines âgés et malades
dans un bâtiment séparé, et l’aumônier. Même avec ses aides, Cuthbert croulait
sous la tâche ; pourtant il gardait tout en tête, prétendant que c’était
une honte de gaspiller du parchemin et de l’encre. Philip soupçonnait
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