Les Piliers de la Terre
nous jeunes moines. Vous avez effectué un vrai miracle dans votre
petite communauté, en la réformant et en la rendant autonome. Vous avez le sens
de la discipline, et vous nourrissez bien vos moines. Vous êtes un chef né,
mais vous savez courber la tête et accepter les réprimandes comme le plus jeune
des novices. Vous connaissez les Écritures et vous faites le meilleur fromage
du pays.
— Tu
n’exagères pas un peu ?
— Pas
beaucoup.
— Je
n’arrive pas à croire que les gens me considèrent comme tu le dis : ce
n’est pas naturel.
— Bien
sûr que non, reconnut Milius avec un petit haussement d’épaules. Justement, votre
prestige ne durera pas dès l’instant où ils vous connaîtront mieux. Si vous
restiez ici, vous perdriez cette aura. On vous verrait vous curer les dents et
vous gratter le derrière, on vous entendra ronfler et péter, on vous verrait de
mauvaise humeur, vexé ou migraineux. Nous ne voulons pas de cela. Remigius
accumulera les faux-pas et les erreurs pendant que votre image s’incrustera
dans leur esprit, étincelante et parfaite.
— Je
n’aime pas ce discours, dit Philip d’une voix incertaine. Cela ressemble à une
tromperie.
— Il
n’y a rien de malhonnête là-dedans, protesta Milius. C’est ce qui fait la
différence entre Remigius et vous – l’incapable et le capable. »
Philip
secoua la tête. « Je ne veux pas faire semblant d’être un ange. Très bien,
je ne resterai pas ici : de toute façon, il faut que je retourne dans la
forêt. Mais nous devons nous montrer francs avec les frères. Nous leur
demandons d’élire un homme faillible et imparfait qui aura besoin de leur aide
et de leurs prières.
— Dites-leur
ça ! s’écria Milius avec enthousiasme. C’est parfait… Ils vont
adorer. »
Quel
incorrigible gamin, songea Philip. Il changea de sujet. « Que penses-tu
des hésitants, les frères qui n’ont pas encore pris leur décision ?
— Ce
sont des conservateurs. Ils voient en Remigius l’homme plus âgé, plutôt hostile
aux changements, un homme prévisible et déjà en place. »
Philip
acquiesça de la tête. « Et moi, je suis comme un chien inconnu qui risque
à tout instant de mordre. »
La cloche
sonna pour le chapitre. Milius avala sa dernière gorgée de bière. « Une
attaque va se déclencher contre vous maintenant, Philip. Je ne peux pas prévoir
quelle forme elle prendra, mais le but sera de vous faire apparaître comme
quelqu’un de jeune, d’inexpérimenté, de têtu, sur qui on ne peut pas compter.
Il faudra que vous vous montriez calme, prudent et judicieux, mais laissez à
Cuthbert et à moi le soin de vous défendre. »
Philip
commençait à éprouver une certaine appréhension. Désormais il faudrait peser
chaque geste, estimer comment les autres allaient l’interpréter et le juger.
D’un ton légèrement impatient il reprit : « En temps normal, je ne
pense qu’à la façon dont Dieu juge mon comportement.
— Je
sais, je sais, fit Milius avec une pointe d’agacement. Mais ce n’est pas un
péché d’aider des gens plus simples à juger de vos actions sous leur vrai
jour. »
Philip
fronça les sourcils. Milius décidément n’avait pas tort.
Ils
quittèrent la cuisine et traversèrent le réfectoire jusqu’au cloître. Philip
était tout de même très anxieux. Une attaque ? Qu’est-ce que cela voulait
dire, une attaque ? Allait-on colporter des mensonges à son sujet ?
Comment devrait-il réagir ? Si les gens inventaient des mensonges sur lui,
devrait-il réprimer sa colère ?
Mais s’il
ne réagissait pas, les frères ne croiraient-ils pas que les ragots disaient
vrai ? Il se comporterait comme d’habitude, décida-t-il, juste un peu plus
gravement et plus dignement.
La salle
du chapitre, un petit bâtiment rond, jouxtait l’allée est du cloître. Elle
était meublée de bancs disposés en cercles concentriques. Il n’y avait pas de
feu et après la chaleur de la cuisine, on sentait désagréablement le froid. La
lumière venait de hautes fenêtres placées au-dessus des têtes, si bien qu’il
n’y avait rien à regarder que les autres moines dans la salle.
Philip les
observa. Presque tous étaient là : des âgés, des jeunes, des grands et des
petits, des bruns et des blonds – tous vêtus de la grosse robe de bure et
chaussés de sandales de cuir. L’hôtelier arborait sa panse ronde et son nez
rouge révélant ses vices – des vices qui pourraient
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