Les Poilus (La France sacrifiée)
Goujon, de l’Ain, Proust, de la Savoie, et Nortier, de la Seine, étaient déjà morts en ligne. Clemenceau, dans L’Homme enchaîné, demandait que les Chambres ne siègent que périodiquement, pour que les parlementaires mobilisés pussent se rendre au front. On avait adopté le système de la permanence : les députés étaient libres de choisir soit leur présence aux armées, soit leur siège à la Chambre.
Ce statut mal défini devait les faire haïr au front, où ils étaient accusés injustement de toucher une solde en plus de leur indemnité parlementaire, et de pouvoir quitter les lignes comme bon leur semblait, à l’annonce d’un débat au Parlement. « Il y a ici des collègues, disait le radical-socialiste Lafferre, qui veulent siéger en permanence contre toute raison, parce qu’ils ne veulent pas aller au front. Ces inutiles séances de bavardage qu’ils se proposent de tenir pendant tout l’été ne sont qu’un prétexte, peu glorieux, pour se défiler. C’est en embusquage comme un autre. » Mais le colonel Driant mourrait au bois des Caures à la tête de ses chasseurs, et André Maginot, ancien sous-secrétaire d’État à la Guerre, serait grièvement blessé comme simple soldat du 44 e régiment d’infanterie territoriale à Verdun, le 9 novembre 1914.
Maurice Barrès, député du I er arrondissement de Paris, trop âgé pour être mobilisé (52 ans), « à la demande de plusieurs généraux, explique Georges Bonnefous [48] , s’était employé à signaler (dans une série d’articles de L’Écho de Paris) les actes d’héroïsme individuel de soldats qui avaient souvent payé de leur vie leur action courageuse sans qu’aucune action en perpétuât le souvenir ». Il était difficile d’obtenir la Légion d’honneur pour un héros du front, et la médaille militaire ne pouvait récompenser qu’un exploit exceptionnel. On imaginait une décoration « moins éclatante sans doute », pour les poilus. Mais Barrès ne voulait présenter le projet lui-même « parce qu’il n’était pas mobilisé ». Il revenait à Georges Bonnefous, député de Versailles, qui avait repris du service dans son ancien régiment d’infanterie, de présenter un projet de médaille dite de la valeur militaire, qui devint la croix de guerre.
On discuta beaucoup, à la Chambre et au Sénat, pour savoir si elle devait être décernée au niveau de l’armée, ou de la division et du régiment. Certains trouvaient indécent qu’un simple colonel pût juger de la valeur de ses hommes, et craignaient des injustices d’un régiment à l’autre. Millerand tenait pour l’échelon de l’armée. Le rapporteur du projet, le colonel Driant, revendiquait le « droit à la citation » pour tous les braves et que chaque colonel pût en décider. La croix de guerre devait « être accessible au plus grand nombre », devenir vraiment la médaille du poilu, aussi libéralement accordée que la croix de fer d’en face. Le Kaiser et le Kronprinz ne se gênaient pas pour faire pleuvoir les décorations sur leurs bataillons : pourquoi la France serait-elle à la traîne ? « C’est un levier d’une puissance incomparable que la récompense des actes de bravoure individuelle », insistait Driant. On la suspendrait au ruban vert des anciens de 70, « débarrassé de ses rayures noires ».
Mais Millerand résistait encore. « L’héroïsme coule à torrent, disait le radical Louis Martin, il ne faut pas que la récompense soit mesurée au compte-gouttes. » On transigea sur l’échelon de la division. On ajouta des « clous » au ruban : des étoiles d’or, d’argent et de bronze, suivant qu’il s’agissait de l’ordre du jour de l’armée, du corps d’armée, de la division, de la brigade ou du régiment. On distribua des fourragères aux régiments particulièrement décimés, aux couleurs de la croix de guerre pour deux citations, de la médaille militaire pour quatre, de la Légion d’honneur pour six et plus. Le régiment d’infanterie du Maroc, plusieurs fois recomplété et cité à huit reprises, reçut double fourragère.
Ainsi l’arrière récompensait-il l’avant, à la veille des grandes offensives meurtrières de l’année 1915.
*
Celle de Champagne tardait à se mettre en place, parce que Joffre manquait cruellement de canons et de munitions. Les premières tentatives avaient démontré que les soldats n’avaient aucune chance de percer, ni surtout de se
Weitere Kostenlose Bücher