Les Poilus (La France sacrifiée)
vergogne : « Notre artillerie est plus puissante que celle de l’adversaire. » Toutefois elle ne peut avoir la certitude de la « réduire toute au silence ». Il faut donc que l’infanterie se résigne « à ce que sa progression s’effectue sous le feu ». Les chefs doivent à tout prix l’entraîner vers ses objectifs « malgré tous les obstacles ». Une troupe ayant gagné du terrain mais soumise à un feu violent de contre-attaque « subira moins de pertes, assure de Langle, en prenant résolument le parti de la fuite en avant qui ne la conduit au but qu’en essayant de regagner péniblement ses positions de départ ».
Dès le 8 mars, Joffre comprend que les résultats très partiels obtenus par l’attaque de Grossetti demandent un dernier effort du 16 e corps tout entier. S’il échoue, il sera temps d’organiser l’occupation des tranchées conquises avec le moins d’effectifs possible. Il a déjà en vue le lancement d’une seconde grande offensive en Artois, à partir du 9 mai.
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Grossetti échoue comme les autres généraux, et pour les mêmes raisons : les poilus lancés à l’attaque s’emparent des tranchées du bois du Sabot. Mais ils sont soumis toute la journée à un bombardement « de batteries qui n’ont pas été repérées et dont le feu n’a pu être éteint ». Un envoyé de l’état-major, Raynouard, constate le manque d’entrain des assaillants. Ils ne veulent plus se faire tuer pour la conquête du bois du Sabot ou du bois Jaune brûlé. Sur les 175 hommes d’une compagnie du secteur Réveilhac sortie des tranchées le 13 mars, 60 seulement reviennent. Ils comprennent qu’ils ne sont pas suffisamment soutenus par l’artillerie et que ce soutien est même de plus en plus mesuré, faute de munitions. « Il aurait suffi, écrit-il, qu’une compagnie ait eu son seul officier tué pour qu’elle cède et qu’elle entraîne sa voisine. » Pour la première fois, après vingt-cinq jours d’efforts quotidiens, l’infanterie accuse une baisse du moral. Il est temps de la retirer du front et de la reprendre en main.
Les blessés sont innombrables, submergeant les services de santé. En les découvrant sur le champ de bataille, les jeunes appelés en renfort ont la nausée. Ils sont trop nombreux. Blessé, Genevoix, blessé Jünger, au même lieu, les Eparges. On ne sent d’abord pas la blessure, dans un bombardement de pièces légères à obus explosifs. « Soudain, dit Jünger, un éclair sauta des racines largement étalées et un coup sur la cuisse gauche me projeta contre le sol. Je me crus atteint par une motte de terre mais la chaleur du sang ruisselant ne tarda pas à m’apprendre que je suis blessé [50] »
Autour de lui, d’autres victimes des éclats de 75 touchés dans le dos, à la tête, à la carotide, des blessés dans tous les taillis, bientôt hissés sur des brancards, portés à un abri-ambulance en rondins où un major épuisé fait des piqûres. Ceux qui n’ont pas trépassé sont embarqués à l’aube dans des voitures sanitaires qui font la navette entre le champ de bataille et l’ambulance de campagne établie non loin du front et camouflée. La prochaine étape est l’ambulance de triage où viennent se ranger les trains-hôpitaux, qui atteignent les centres hospitaliers allemands en deux jours. Ainsi Jünger se retrouve dans les collines de Heidelberg « recouvertes de cerisiers en fleur ». Il n’a jamais vu de Français que morts ou blessés pour son baptême du feu, aux Eparges.
Genevoix vit la même expérience, dans la nuit du 24 au 25 avril. Autour de lui des bras broyés, arrachés, des hommes égorgés. La compagnie marche pour «boucher un trou ». Les 77 l’accablent. « Je suis tombé un genou en terre, explique Genevoix. Dur et sec, un choc a heurté mon bras gauche. Il est derrière moi, il saigne à flots saccadés. Je voudrais me lever, je ne peux pas. Mon bras que je regarde tressaute au choc d’une deuxième balle, et saigne par un autre trou. Mon genou pèse sur le sol, comme si mon corps était de plomb. Ma tête s’incline, et sous mes yeux un troisième lambeau d’étoffe saute, au choc mat d’une troisième balle. Stupide je vois sur ma poitrine, à gauche près de l’aisselle, un profond sillon de chair rouge [51] » Ses hommes placent d’énormes tampons de compresses sur ses plaies. On le porte jusqu’à un carrefour où un médecin auxiliaire le panse et le pique à la
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