Les Poilus (La France sacrifiée)
nombreux ouvrages de flanquement. Le bois de Givenchy apparaît comme « entièrement traqué », farci de défenses souterraines. La butte de Vimy semble imprenable. De La Targette au Cabaret rouge, entre Lens et Arras, l’aviation a repéré une série de petits ouvrages invisibles, sans doute bétonnés. L’ennemi vient de rapprocher ses batteries du front. Les canons lourds ne sont pas à plus de trois kilomètres. Les Français sont attendus.
Pour la première fois depuis le début de la campagne, note Henri Bouvereau, les soldats du 276 e , à disposition du 33 e corps de Pétain, échangent entre eux leurs adresses, avec promesse réciproque d’écrire en cas de malheur. Ainsi se noue, avant l’hécatombe, « une chaîne d’affectueuse solidarité ». Quand ils arrivent en position, l’offensive a déjà commencé. Ils croisent les premiers convois de blessés, les files de mulets apportant l’eau et le ravitaillement en première ligne.
Ils arrivent en longeant un boyau dans une place d’armes au sol couvert de rondins, aux parois étayées de branchages. On débouche de là sur les tranchées de départ. La marche est irrégulière : les « gros noirs » font voler en éclats les parapets. On s’arrête brusquement, on piétine pour repartir dans la nuit, en suivant le camarade qui vous précède. Un officier de liaison guide la colonne dans ce labyrinthe.
Les soldats butent dans les câbles de téléphone qui suivent les boyaux, glissent sur la glaise des parois où ils tentent de s’accrocher. On les recueille dans une nouvelle place d’armes. Ils s’abritent dans des cagnas, prenant un peu de repos sur les « banquettes ». Pas pour longtemps. Ordre est donné de déposer les sacs et de mettre les toiles de tente en bandoulière. La marche reprend vers les premières tranchées allemandes conquises la veille sans efforts. L’artillerie de tranchée a bien travaillé : elle a ouvert, en synchronisation avec les canons de 75 avancés en ligne, de larges brèches dans les champs de barbelés. Les sapeurs ont organisé la position : ils ont mêlé des cadavres ennemis à la boue, aux sacs de terre et aux débris de toute sorte pour constituer un rempart provisoire. Les mitrailleuses de flanquement sont prêtes à tirer.
Les soldats de la première vague, épuisés par l’effort, dorment en se confondant avec la glaise. Les renforts les dépassent, les sections se reforment en une ligne continue de tirailleurs qui rampent dans une prairie, en direction du village de Carency, au sud-ouest de Notre-Dame-de-Lorette. Approche anxieuse, encore silencieuse dans la nuit. L’ennemi est en face, sur une colline. Il faut franchir à gué un ruisseau sans passerelle. Un à un, les hommes se glissent sur l’autre rive, en chevauchant un tronc d’arbre. Quand l’aube se lève, ils sont le long d’une route sur un sol raviné par l’artillerie française. Pas d’assaut à donner : la crête est déjà prise quand ils gravissent la pente : la deuxième position allemande est enlevée. Ceux du 20 e de Marmande ou du 246 e de Fontainebleau se couchent sur le sol, accablés moins par l’effort que par la tension nerveuse.
Des files de prisonniers défilent, la barbe hirsute, les vêtements maculés de boue. Dans les abris, on balance des grenades. Tous les Feldgrau se rendent. On goûte à leur pain KK « au goût de sciure et de colle », on fume leurs cigares. Les infirmiers emportent les blessés allemands, y compris le capitaine atteint par des éclats de 75. Est-ce la victoire ?
Quand la troupe quitte Carency conquis pour s’engager sur la route d’Albin-Saint-Nazaire, un bombardement d’artillerie se déchaîne, d’une violence inouïe. Les pièces lourdes allemandes ne sont nullement réduites au silence. Elles s’acharnent sur les fantassins repérés par les observateurs des Drachen. Les hommes plongent dans les trous d’obus, se cachent bien inutilement sous des branchages. Les fusants sont mortels. Bouvereau est à terre, les oreilles bourdonnantes, plusieurs fois touché. Son voisin, les yeux hagards, a perdu la raison. Un camarade a le visage ensanglanté, un autre la poitrine défoncée par un éclat. Les blessés pataugent dans la boue. Ceux qui peuvent se traîner appellent à l’aide.
Un cuisinier entraîne Bouvereau vers un poste de premier secours, un abri construit par l’ennemi. Une fiche de carton pendue au cou, les blessés traversent Carency,
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